MERCURIALE D'OCTOBRE 2011


La résistance sans leader


          J’ai eu l’intention, en début d’été, d’arrêter mes mercuriales et de laisser le site contreculture.org vivre de ses informations historiques.
         Plusieurs éléments m’en ont dissuadé. La demande de lecteurs sans doute. D’autre part, l’étude effectuée par le site Sterne sur la blogosphère militante bretonne m’a montré que c’est là un secteur qu'il ne faut pas déserter. Enfin mon altercation avec le site breizatao.com m’a conduit à réfléchir sur la façon dont se construisent aujourd’hui les opinions publiques et les réputations.
          Il y a cent ans, un homme seul ne pouvait acquérir une influence politique que s’il disposait de trois atouts. Le premier était un talent de penseur, d’écrivain ou de pamphlétaire hors normes. Le second était une fortune qui lui permettait de traverser des procès souvent ruineux. Le troisième était un réseau d’amitiés et de clientèle, parmi les hommes de pouvoir et les professionnels des médias écrits. Les nouvelles technologies et la mondialisation ont permis l’irruption d’un type complètement différent d’homme d’influence. Les trois contraintes n'existent plus. Il est désormais possible à n'importe qui de faire entendre sa voix, même celui qui est sans fortune, sans talent et sans relation. Surtout, l'auditoire a changé. L’Europe n’est plus conquérante. Son opinion publique a perdu le don de s’exalter. On ne cherche plus dans le polémiste un meneur intrépide, mais un semblable, qui exprime notre propre anxiété ou notre propre amertume. Le buzz se fait sur la vidéo désabusée, celle qui salit, qui grogne de dépit, qui raccourcit jusqu'au dérisoire. Sans espoir de conquête, le rebelle européen est devenu nihiliste, simplement malveillant.
                  Le mouvement laïque a subi de plein fouet ce phénomène. Il a été dépassé et quasiment dévoré par les loups qu’il a engendrés. Les sites laïques traditionnels peinent à atteindre les 100 visiteurs par jour alors que le site antimusulman www.ripostelaique.com caracole avec plus de 40000 pages vues par jour. Les Français imagineront-ils encore demain la laïcité comme une ouverture d’esprit et une liberté de conscience ? J’en doute.
          La déstabilisation sans espoir a été théorisée par l’extrême-droite américaine. Une partie de celle-ci considère que l’action de masse et les rapports de confiance sont inappropriés pour atteindre les buts qu’elle se fixe. Au cours des années 70, Joseph Tommasi a formulé l’idée de la "résistance sans leader". Ce type d’action politique atomisée vise à influer sur l’opinion par la violence physique ou verbale incontrôlée, jusqu'au terrorisme. Le "No Future", en passant à droite, est devenu "No Future for you". Les modes d’actions de la résistance sans leader peuvent s’étendre à toute forme de déstabilisation (voir l’article du groupe Phenix).
          Considérer ces loups solitaires comme des nazis est inexact, même lorsqu’ils s’en réclament. Ils ne visent à instaurer aucun ordre social. Farouchement antilibéraux et anticommunistes, ils ressentent douloureusement la fin d’un monde, mais n’aspirent à aucun monde nouveau. Dans son livre Les Réprouvés, paru en 1933, Ernst Von Salomon décrit de l'intérieur ces loups solitaires. Anciens combattants allemands de la Première guerre mondiale, ils vivent dans les décombres du Reich de Guillaume II. Ce sont eux qui assassinèrent Walther Rathenau, ministre de la République de Weimar, en 1922. Lors de son ascension politique, Hitler s’est appuyé sur eux. Il leur a donné un statut dans le cadre des S.A.. Parvenu au pouvoir, il s’en débarrassera lors de la « Nuit des longs couteaux ».
          Dans le mouvement breton des années 30, ces loups solitaires étaient pris en exemple, bien plus que les nazis. Les Réprouvés était "lecture obligatoire" dans le Service Spécial de Célestin Lainé. Mein Kampf ne l’était pas.
Breivik
          L’Amérique connaît le phénomène de résistance sans leader, avec les attentats d’extrême droite et les meurtres perpétrés par les fanatiques anti-avortement. Il correspond au déclassement du « White Anglo-Saxon Protestant », dont les anciennes certitudes ne sont plus protégées par les barrières de la ségrégation raciale. La Norvège vient de découvrir tragiquement le phénomène avec Anders Breivik. Il mythifiait, lui aussi, un ancien ordre social, celui des Templiers ou des Francs-Maçons.
          Nous n’avons pas encore pris la pleine mesure du phénomène. Le militant politique traditionnel continue à raisonner en nombre d’adhérents. Il compare son groupe à celui du voisin. Il imagine que les loups solitaires vont disparaître si on ne s’occupe pas d’eux. Pour lui, ce ne sont là que des phénomènes passagers et sans importance.
          Pourtant, en Bretagne, on devrait se méfier. L’Emsav s’est fait drôlement amoché par une femme seule il y a quelques années. Qu’en est-il sorti ? Les plus faibles, apeurés, ont quitté le navire. D’autres, pour prouver qu’ils étaient politiquement corrects, ont diffusé un message autonomiste complètement insipide. Les dégâts ont été plus lourds que ceux infligés par les organisations politiques opposées à l'autonomie des Bretons.
          Le phénomène de la résistance sans leader n’en est qu’à ses débuts en Europe. La quasi-faillite de la Grèce fait émerger dans les états-nations européens la quasi-certitude que l’ancien État-Providence, unifié, puissant et inépuisable, se lézarde. Les loups solitaires ne rêvent que de châtier les coupables ; de les priver eux aussi de futur. Il leur faut désigner et frapper ceux qui sont responsables du déclin de leur univers. Les autonomistes et les communautés immigrées peuvent toujours jurer de leur sincérité citoyenne ; rien n’y fera. Les partis dits populistes, nostalgiques d'un ordre social ancien, sont devenus incontournables dans tous les pays européens. Comme dans l’Allemagne des années 30, ils pourraient apparaître à beaucoup d’électeurs apeurés comme un recours ou un moindre mal, si les actes nihilistes se multiplient.
          L’autonomisme breton du XXIème siècle veut représenter pleinement le monde nouveau, celui de la subsidiarité et des solidarités multiples, qui remplacera le cloisonnement des états-nations. Pour cela, il devra être capable, au-delà des indignations convenues, de proposer des solutions à cette double peste du populisme et du nihilisme.
JPLM


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Mercuriale octobre 2011