Mercuriale juin 2015
Aborder la politique autrement
(Cette
chronique ne correspond pas aux approches politiques habituelles. Elle
devra être considérée comme l’exploration de
nouvelles pistes, et non comme un exposé de mes certitudes)
Dans ma précédente mercuriale "Valeurs de la république, valeurs nationales, valeurs démocratiques"
, je partais de notre triple appartenance. Nous appartenons à
l’humanité. Nous appartenons à une ou plusieurs
communautés humaines : communautés nationales,
linguistiques, culturelles, religieuses. Nous sommes citoyens,
obéissant à un pouvoir politique (État
français) ou souhaitant obéir à un autre
(État breton). Chacune de ces appartenances correspond à
des valeurs.
Les valeurs humanistes
et le droit naturel ont été des sujets de
réflexion depuis que la philosophie existe, jusqu’aux
partisans actuels des droits de l’homme. Les valeurs concernant
l’humanité se sont enrichies au XXe siècle de
valeurs écologiques de respect de l’environnement.
Les valeurs communautaires
sont liées à l’importance accordées aux
langues, aux cultures, aux nations, aux croyances, aux mœurs,
à la classe sociale, bref à tout ce qui fait que les
humains s’assemblent et créent des solidarités. Ces
associations se forment avant toute idée d’obligation ou
de norme. Les communautés humaines ont toujours existé.
L’homme est un animal social, disait déjà Aristote
il y a 24 siècles. Dans le contexte actuel de globalisation des
échanges et de déclin des institutions, les
communautés, dont l’importance avait été
occultée en Europe par le pouvoir étatique, redeviennent
des références sociales et politiques.
Les valeurs citoyennes
sont liées au respect des institutions et de la
légalité. On les appelait autrefois valeurs civiques, ou
civisme. Ce sont des valeurs d’ordre. Elles correspondent
traditionnellement aux sensibilités de droite. En France, on
exalte les « valeurs de la République ». Dans les
royaumes qui nous entourent, le Royaume-Uni, la Belgique, ou
l’Espagne, on ne parle pas de « valeurs royalistes ».
Nous parlerons donc de valeurs citoyennes, le cas français
n’étant pas universel.
En Bretagne, les valeurs citoyennes
peuvent être liées au respect de la légalité
française. Elles peuvent aussi sous-tendre un projet de pouvoir
politique breton.
Le 11 janvier 2015, les valeurs de
la République ont bousculé le dilemme traditionnel entre
valeurs de droite et de valeurs de gauche. La liberté
d’expression n’est ni de droite, ni de gauche. Bien des
questions primordiales comme le chômage, la complexité des
normes ou la centralisation administrative ne peuvent pas, non plus, se
penser de façon binaire. Mais ce n’est pas tout. En
France, l’émergence du Front National fait perdre à
l’alternative droite-gauche l’évidence qu’elle
avait du temps de la Guerre Froide. Ailleurs, les
événements mondiaux, que ce soit en Chine, en Russie, en
Iran, dans les pays arabes ou aux USA, n’ont plus rien à
voir avec un conflit entre la droite et la gauche.
Contrairement au dilemme
droite-gauche, les trois pôles "humanité",
"communauté" et "citoyenneté" ne s’excluent pas.
Toutefois, il existe un trilemme. Nous pouvons adhérer à
deux types de valeurs. Mais nous devons alors renoncer au
troisième, consciemment ou inconsciemment, et malgré
toutes les protestations hypocrites si communes en politique.
Si nous adhérons aux valeurs
humanistes et aux valeurs citoyennes, nous devons renoncer aux valeurs
communautaires. C’est le cas de ceux qui, en France, se
proclament républicains. L’anticommunautarisme marque la
double adhésion aux valeurs humanistes et aux valeurs
citoyennes. Il est très répandu dans l’Hexagone,
où les valeurs républicaines sont très
présentes.
Ce phénomène a des
racines historiques. La République française s’est
construite au nom de valeurs universelles, contre les religions et
contre les peuples administrés. Ceux-ci avaient leurs langues,
leurs lois, leurs administrations propres. Les valeurs communautaires
ont été combattues pendant les XIXe et XXe
siècles. Le personnage emblématique du
républicanisme français est Robespierre (1758–1794).
Deuxième possibilité :
Nous pouvons adhérer aux valeurs humanistes et à des
valeurs communautaires. Ces valeurs communautaires peuvent être
des valeurs nationales, religieuses ou idéologiques. Dans ce
cas, nous nous éloignons des valeurs citoyennes. La
citoyenneté est l’adhésion à un ordre qui
descend d’une autorité centrale incontestée.
L’appartenance communautaire est l’adhésion à
un ordre qui se veut naturel, remontant d’une classe sociale,
d’un peuple, d’une culture, de mœurs communes.
C’est la différence entre légalité et
légitimité.
Une démocratie défend
les valeurs communautaires. Etymologiquement, c’est une
société où le pouvoir appartient au peuple
(démos), c'est-à-dire à une communauté
limitée, spécifique, concrète. Contrairement aux
démocraties antiques, les démocraties modernes veulent
aussi être en accord avec les valeurs universelles. C’est
dans cette catégorie que l’on trouve les
résistants, les indignés, les révoltés les
plus authentiques.
L’appellation
"démocrate" n’est pas claire en France. On y confond la
communauté nationale et l’Etat, et donc démocrate
et républicain.
Aux USA, ceux qui se réclament de
valeurs communautaires sont appelés communautariens. Ceux qui
partagent à la fois des valeurs humanistes et des valeurs
communautariennes sont appelés les "Liberals". Les Liberals
forment la gauche du parti démocrate américain. La
philosophe emblématique de cette sensibilité est une
femme, Hannah Arendt (1906–1975). C’est elle qui a
étudié le plus finement la pensée totalitaire.
En France, les solidarités
communautaires sont considérées comme des menaces. Pour
éviter de parler de valeurs communautaires, quand les
solidarités réelles ne peuvent être mises de
côté dans les rapports sociaux, on
parle de "société civile". Remarquons que le concept de
société civile prend de plus en plus d’importance.
Une troisième
catégorie de personnes adhère à la fois aux
valeurs citoyennes et aux valeurs communautaires. Dans ce cas, il leur
faut renoncer, consciemment ou inconsciemment, aux valeurs humanistes
comme la liberté ou la paix. En France, ils se nomment
eux-mêmes "antilibéraux". Ils s’épanouissent
dans le conflit, parfois dans la violence. L’alliance entre un
pouvoir fort et des valeurs communautaires peut être de droite,
de gauche, religieuse ou nationale. On la trouve à
l’état quasiment pur dans le jihadisme de
l’État Islamique. Une logique binaire ne peut expliquer le
phénomène et le rejette donc aux marges. Il en fait un
extrémisme, qualifié secondairement de droite, de gauche,
ou de religieux. Le terme de "populisme" est mieux adapté, sans
être véritablement convaincant du fait de ses connotations
négatives. En France, le penseur le plus représentatif de
cette sensibilité est Georges Sorel (1847-1922),
revendiqué à la fois par les révolutionnaires
communistes et fascistes, car il défend deux communautés
: la nation et le prolétariat. Il est l’auteur d’un
tryptique "Réflexions sur la violence", "Matériaux
d’une théorie du prolétariat » et "Les
illusions du progrès". Jean-Luc Mélenchon s’engage
sur la même voie dans son dernier livre, "Le hareng de Bismarck".
C’est dans cette
catégorie que l’on trouve les révolutionnaires les
plus efficaces, car leur but n’est pas seulement de
défendre des valeurs communautaires, mais de prendre le pouvoir.
Mon approche triangulaire permet de
relativiser l’opposition théâtrale entre les
personnes qui, partageant les mêmes valeurs citoyennes, ont des
valeurs communautaires fortes mais différentes. Ceux qui sont
qualifiés d’extrême-droite croient à la fois
au pouvoir de l’État et en une communauté
nationale, fût-elle fantasmée.
Ceux d’extrême-gauche croient à la fois au
pouvoir de l’État et en une communauté sociale, la
classe ouvrière, fût-elle fantasmée. Cette
proximité explique la fascination et la porosité entre
eux, ainsi que leur goût commun pour la violence verbale, leur
même repli sur des principes, leur même surestimation du pouvoir politique.
L’alliance grecque entre le
parti Syriza, réputé d’extrême-gauche, et les
Grecs Indépendants, réputés
d’extrême-droite, confirme mon analyse et rend caduc le
dilemme droite-gauche, traditionnel en Europe et en Amérique du
sud.
Les différences entre les
sensibilités politiques bretonnes peuvent aussi être
abordées par mon trilemme. Il explique, bien mieux que le
clivage droite-gauche, la difficulté d’un front breton
unique. Il révèle les créneaux des
différents partis bretons et leurs zones de contact. Il permet
de construire les scénarios liés aux différentes
stratégies d’alliance.
L’objectif de créer des
institutions bretonnes officielles, qui était la
préoccupation centrale du mouvement breton du XXe siècle,
excluait les "nationalistes libéraux". Ceux-ci ont un rôle
à jouer maintenant que l’objectif est de libérer
les énergies de la société civile.
Il dépend de chacun de nous
que l’ensemble à la fois artificiel et naturel
appelé "Emsav" fonctionne efficacement lorsque la roue de
l’histoire tourne et que les différentes valeurs perdent
ou gagnent de l’importance.
JPLM

Mercuriale juin 2015