Mercuriale mai 2015

Valeurs de la République, valeurs nationales, valeurs démocratiques

          Depuis l’attentat contre Charlie Hebdo, on nous rebat les oreilles des "valeurs de la République" et de "l’esprit du 11 janvier". Mais ces valeurs et cet esprit restent flous. Tout au plus peut-on y percevoir une injonction : "Restons groupés !".
          Pourquoi rester groupés ? Mais, crénom, parce que nous partageons les mêmes intérêts et les mêmes valeurs ! Vous en doutez ?

          Oui, j’en doute. D’abord en ce qui concerne les intérêts communs. La culture française est une culture de la guerre civile. Elle bruisse de propos guerriers. Il est quasiment impossible de parler d’un projet politique sans utiliser le terme de "combat". Le deal "gagnant-gagnant" n’est pas assez viril. Il faut un gagnant et un perdant ou, plus généralement, deux perdants. C’est un pays de lutte des classes et d’affrontement public-privé. Ce sont deux choses très différentes mais qui, ici, se superposent. Les ethnies, les religions et les cultures s’affrontent, sous le couvert de discours qui les respectent toutes et de lois qui n’en reconnaissent aucune.
          De nombreux ouvrages ont montré que la France est le pays de la défiance généralisée. Les solidarités sont suspectes d’ententes illégales, de déni d’égalité ou de communautarisme. Comme disait Renan, le citoyen français est "cet homme abstrait, né orphelin, resté célibataire et mort sans enfants". Ici, n’avoir aucun lien et ne croire en rien est la marque à la fois d’un "esprit fort" et d'un bon citoyen. "On ne la leur fait pas", comme ils disent.
          Les citoyens français sont unis par des intérêts communs ? Allons donc !

          Qu’en est-il des valeurs ? Personne ne sait clairement ce que cela signifie. Ils représentent quelque chose de vital, quelque chose qui donne une signification à l’existence individuelle et collective. Les valeurs ne sont pas des intérêts matériels ; elles ont une dimension spirituelle. Il est possible d’identifier ceux qui ont des valeurs quand ils prennent le risque de la mort, de la prison, de la ruine ou même seulement de l’inconfort. Les valeurs sont les moteurs de notre comportement. Elles donnent un sens à ce que nous faisons.

Quand la gratuité est une valeur…
          La popularité du mouvement des Bonnets rouges a démontré que la gratuité des routes est une valeur partagée en Bretagne. Nous ne sommes pas ici sur les grandes valeurs qui se veulent universelles, comme la liberté ou l’égalité, mais peu importe. Ce moteur comportemental, qui provoque ici la révolte, est lié à une histoire, à une géographie, à une économie spécifique. Dans d’autres lieux, comme en Alsace, les moteurs comportementaux sont différents. La gratuité des routes n’est pas chez les Alsaciens une valeur à sauvegarder, pour des raisons géographiques et économiques. Où est le problème ? Il est dans la contrainte que se donne l’État français d’appliquer les mêmes lois partout, comme si les valeurs étaient les mêmes partout, alors que les conditions géographiques, humaines ou économiques sont complètement différentes. C’est stupide, mais "l’unicité du peuple français" est inscrite dans la Constitution de 1958. En France, quand la bêtise est conforme à la Constitution, elle a précédence sur la paix, l’aménagement du territoire ou le bon sens.

          Prenons une autre gratuité : celle de l’éducation. Constatons d’abord que ce n’est pas une invention française. La gratuité et la laïcité de l’enseignement ont été établies aux Etats Unis entre 1830 et 1850. De même, l’Allemagne a institué avant la France un enseignement primaire gratuit et obligatoire. La gratuité de l’enseignement secondaire existe aujourd’hui en Autriche, en Irlande, en Italie, au Danemark. C’est en Suède que la gratuité est la plus complète. Elle s’étend aux livres, aux outils pédagogiques et aux "autres aides requises pour une éducation moderne". La Suède étant une royauté, la gratuité de l’enseignement n’est donc pas une valeur exclusivement républicaine.
(Petite digression : En 2007, la gratuité de l’éducation coûte au contribuable plus de 10 000 € par lycéen, soit l’équivalent du démontage d’un portique écotaxe. Il y a moins de 200 portiques écotaxe à démonter. Il y a plus de 2 millions de lycéens. Le rapport est de 1 pour 10 000. Ceci relativise le coût de l’écotaxe, et le met en perspective avec le respect des valeurs des uns et des autres.)

          Autre gratuité, celle de la protection sociale. En France, il faut cotiser. En revanche, la gratuité de la protection sociale est une "valeur" britannique. En Grande-Bretagne, elle est financée par l’impôt, pas par les cotisations. Personne ne dit que, parce que la Grande Bretagne n’est pas une république, la gratuité de la protection sociale est une valeur royaliste. Cela n’aurait aucun sens. La gratuité de la protection sociale n’est pas incompatible avec la république.

Valeurs démocratiques, valeurs nationales, valeurs républicaines
          Nous sommes à la fois humains, Bretons (ou Français) et citoyens. Mais il importe de ne pas tout mélanger.

          Il existe des valeurs humaines, à prétention universelles. Ce sont les valeurs portées par les grandes religions et par les grands idéaux comme la démocratie. La liberté d’expression est une valeur démocratique. La prétention à l’universalité des religions et des idéaux est souvent exagérée. Toutefois, tant qu’ils respectent la diversité humaine, ce n’est pas très grave.

          Il existe des valeurs non universelles, inscrites pendant une longue durée dans le comportement d’un peuple. Elles caractérisent ce peuple dans sa dimension historique, c’est-à-dire lorsqu’il représente la nation. Nous avons vu précédemment le cas des différentes gratuités.
          Les grandes nations considèrent souvent que leurs valeurs nationales sont universelles. Cela les porte à l’impérialisme, à l’arrogance, à la guerre. La taille modeste de la Bretagne nous préserve de ce délire.

          Il existe des valeurs qui se rapportent à la citoyenneté et à l'administration publique. Les Français vivent en république. Plusieurs de nos voisins ont un roi. Les "valeurs de la république", tout comme les "démarches citoyennes", impriment dans la tête des administrés la nécessité de maintenir l’ordre établi. Les valeurs républicaines centrales sont la soumission aux lois et l’appel à la soumission. Ce sont des valeurs de conservation. Ceux que l’on appelle les "grands serviteurs de l’État" défendent ces valeurs. Les grands serviteurs du peuple sont plutôt des rebelles. Ils défendent des valeurs nationales ou des valeurs démocratiques.

          Résumons. (1) La liberté d’expression n’est ni une valeur de la République, ni une valeur nationale française ; c'est une valeur démocratique. (2) Quand vous entendez parler de "valeurs de la République", dites-vous que l’on va vous demander d’obéir, d'une façon ou d'une autre.

JPLM

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