Gambetta2

Gambetta (Léon)

Aérostier républicain (1838 - 1882)


L'action politique de Gambetta a été relativement courte. A trente ans, en 1868, l'avocat plaide éloquemment au procès Delescluze. Il devient un tribun républicain reconnu. Il mourra quatorze ans plus tard.

L'imagerie républicaine le montre fuyant en ballon Paris assiégé par les Prussiens pendant la guerre de 1870.
Il représente l'intransigeance républicaine face au défaitisme. Parti de Montmartre pour aller à Tours, il atterrit à Amiens. Les transports publics se sont améliorés depuis.


         
           Retiré en Espagne durant l'épisode sanglant de la Commune de Paris, il s'associe discrètement à Thiers dès son retour et jusqu'à la mort de ce dernier en 1877. Le plan des républicains était de porter Thiers à la présidence de la République, et Gambetta à la présidence du Conseil.
          L'orateur exerce un fort pouvoir d'influence sur la politique républicaine, mais il faudra attendre novembre 1881 pour qu'il accède à la présidence du Conseil.
          Monument de vanité et d'incompétence, le " Grand ministère " Gambetta sera déconsidéré dès le départ et chutera au bout de 70 jours. Le grand homme décèdera l'année suivante d'une septicémie, après un coup de feu tiré dans la main, sans doute par sa maîtresse, Madame Léonie Léon.

  (A propos de Gambetta : voir aussi " Programme de Belleville ")

Pendant la guerre de 1870 : La " dictature de l'incapacité "

          Gambetta n'avait aucune connaissance ni aucune expérience dans les questions guerrières. Il n'avait pas fait son service militaire ; le Conseil de révision l'avait réformé à cause de son mauvais œil. Les seules incursions qu'il fit dans le domaine furent des critiques au gouvernement impérial, qui furent en réalité écrites par un certain capitaine Jung.

          L'insignifiance de sa science se manifesta dans la façon dont il organisa la garde nationale, puis dans sa stratégie de " guerre à outrance " :
          Dans les réminiscences de Gambetta se mêlaient les sévérités spartiates, le sacrifice des soldats de l'an II, et la folie des colonnes infernales. Il se prenait pour un nouveau Danton.

          " Il y a soixante-dix-huit ans à pareil jour, nos pères fondaient la république et se juraient à eux-mêmes, en face de l'étranger qui souillait le sol sacré de la Patrie, de vivre libres ou de mourir en combattant. Ils ont tenu leur serment, ils ont vaincu, et la république de 1792 est restée dans la mémoire des hommes comme le symbole de l'héroïsme et de la grandeur nationale... Que le souffle puissant qui animait nos devanciers passe sur nos âmes, et nous vaincrons ! "            
                                                                                                  (proclamation du 21 septembre 1870)

          Dès son arrivée à Tours, Gambetta cherche à assurer son pouvoir face au gouvernement de Paris. Ministre de l'intérieur, il se nomme lui-même ministre de la guerre et met le gouvernement devant le fait accompli. Il n'y aura pas de décret pour officialiser et légitimer sa fonction.
          Par décret du 1er octobre 1870, Gambetta crée des commissaires de guerre chargés de contrôler les armées, sur le modèle des commissaires de 1792. Certains d'entre eux, comme Detroyat ou Lissagaray qui étaient journalistes, sont complètement incompétents. Ils contribuent à abreuver les troupes en discours gambettistes, et désorganisent toute action cohérente.

          Gambetta licencie les généraux vaincus les uns après les autres, et donne le commandement aux chefs de la marine, inexpérimentés dans les opérations terrestres. Il désavoue des généraux en exercice, contribuant évidemment à l'effondrement du moral des troupes.

          Ses décrets de mobilisation de septembre touchent 650 000 hommes. Puis il édicte un nouveau décret pour mobiliser les hommes mariés et les veufs avec enfants. Il annonce à Jules Favre que cette mesure allait procurer " un réservoir de presque deux millions d'hommes ".
          En réalité, les décrets désorganisent complètement le pays pour un résultat dérisoire. Les municipalités organisent sans entrain et à leurs frais le départ de leurs forces vives. Des hommes démoralisés et mal entraînés encombrent les camps militaires. En fait, en fin novembre, il restera 133 000 hommes mobilisés. La production économique dégringole. La misère des familles, privées de ressources, est effrayante.

          Gambetta laisse le général Trochu élaborer sa stratégie de délivrance de Paris par la route du Havre. Mais, après la victoire française de Coulmiers, près d'Orléans, le 9 novembre 70, notre tribun envoie une succession d'ordres et de contrordres qui anéantissent les bénéfices de la bataille et noient le plan de Trochu dans la confusion.

          Freycinet, adjoint de Gambetta, dirige de son bureau, à Tours, la marche des 18ème et 20ème corps d'armée. Le général d'Aurelle de Paladines, vainqueur de Coulmiers, assiste en spectateur à des opérations absurdes de dispersion des troupes que Freycinet envoyait simultanément sur Beaumont, Montargis et Pithiviers.

          Le 1er décembre, Gambetta donne une interprétation fantasmatique des nouvelles en provenance de Paris. Confondant Epinay-sur-Orge et Epinay-sur-Seine, il imagine que les lignes prussiennes autour de Paris ont été enfoncées.

          Lettre envoyée aux préfets de 1er décembre 1870 :

   " Chers concitoyens
         Après soixante douze jours d'un siège sans exemple dans l'histoire, employés tout entier à consacrer, à préparer, à organiser les forces de la délivrance, Paris vient de jeter hors de ses murs, pour rompre le cercle de fer qui l'étreint, une nombreuse et vaillante armée, préparée avec prudence par des chefs consommés que rien n'a pu ni ébranler ni émouvoir dans cette laborieuse organisation de la victoire. Cette armée a su attendre l'heure propice, et l'heure est venue.
         Excités, encouragés par les fortifiantes nouvelles d'Orléans, les chefs du Gouvernement avaient résolus d'agir, et tous d'accord, nous attendions depuis quelques jours, avec une sainte anxiété, le résultat de nos efforts combinés.
         C'est le 29 novembre au matin que Paris s'est ébranlé.

        Une proclamation du général Trochu a appris à la capitale cette résolution suprême, et, avant de marcher au combat, il rejette la responsabilité du sang qui allait couler sur la tête de ce ministre et de ce roi dont la criminelle ambition foule aux pieds la justice et la civilisation modernes.

        L'armée de sortie est commandée par le général Ducrot, qui, avant de partir, a fait à la manière antique le serment solennel devant la ville assiégée, et devant la France anxieuse, de ne rentrer que mort ou victorieux.(...) "

          Suit la description détaillée d'une bataille qui n'a jamais eu lieu. En réalité, après une promenade militaire, Ducrot est rentré à Paris sans combattre : ni mort, ni victorieux.

         Pour faire la jonction avec les armées fantômes de Ducrot, Gambetta engage l'Armée de la Loire dans une offensive délirante, qui se soldera par la retraite d'Orléans. Gambetta n'assumera pas ses énormes bévues. Il limogera et humiliera publiquement le général d'Aurelle de Paladines, qu'il désignera comme seul responsable de la défaite.

          Bourbaki, nommé commandant d'une partie de l'ancienne Armée de la Loire, ne se fait aucune illusion : " Tous les officiers étaient plongés dans la plus extrême confusion... Il n'y avait pas de statistiques sur le nombre d'hommes ni sur l'importance du matériel. Il n'y avait aucun moyen de savoir où se trouvaient les hommes et le matériel. Il n'y avait pas d'organisation, pas de discipline ".

          Gambetta envoie le général et son armée dans l'est. Les stratèges en chambre n'avaient rien prévu pour les soldats, ni ravitaillement, ni transports. Ils n'avaient tiré aucune conséquence du fait que l'hiver était là. Chacun donnait ses instructions dans les embouteillages de troupes et le chaos général.
          Affolé par la gabegie, Bourbaki se suicida. Gambetta avait décidé d'en faire un bouc émissaire et de le limoger.

          Derrière le mot d'ordre de guerre à outrance, Gambetta a une idée fixe : profiter de la situation pour renforcer son pouvoir personnel. Les faits justifient amplement les accusations de " dictature de l'incapacité " employée à l'époque à son sujet. Le 25 décembre 1870, il décrète la dissolution des Conseils généraux. Ceux-ci sont remplacés par des fonctionnaires d'État, nommés par lui-même. Le 20 janvier 1871, il décrète la destitution de juges qui ne lui plaisent pas. L'armistice, négociée par le gouvernement de Paris, anéantira ses ambitions.


De boue la République !

          Gambetta fut l'inventeur des premiers camps de la mort de l'époque moderne. Le plus célèbre d'entre eux, le camp de Conlie, près du Mans, vit l'extermination de 10 000 personnes en moins de 3 mois.
          80 000 Bretons avaient répondu à l'ordre de mobilisation générale. Ils furent envoyés au camp de Conlie, près du Mans. La moitié d'entre eux y restèrent durant l'hiver 70-71. Gambetta, dans ses délires républicains, y voyait une armée de Chouans. Ce qu'il fit pour s'en débarrasser donne la nausée.

          Le 23 octobre 1870, Gambetta télégraphie au commandant du camp l'ordre de marcher à l'ennemi avec toutes ses forces disponibles, en direction de Saint-Calais. Dans le même temps, il notifie aux arsenaux de Rennes, Brest, Nantes et Lorient l'interdiction de livrer les armements réclamés par l'Armée de Bretagne. Un journaliste anglais, Ernest-Alfred Vizerelly, a été un témoin direct du drame. Outre ses articles dans la Pall Mall Gazette et le Daily News, il en a fait le récit dans son livre My days of Adventure :

          " Dès que Gambetta prit conscience de l'état des affaires, il partit pour Le Mans afin de préparer la défense du secteur, où pas moins de cinq grandes lignes ferroviaires convergeaient, de Paris, Rennes, Alençon, Angers et Tours. Les troupes commandées par Jaurès (1) étaient dans un état déplorable et il était absolument nécessaire de leur apporter du renfort. Il y avait une importante troupe rassemblée à Conlie, 16 à 20 miles de là. Elle formait " L'armée de Bretagne ", et était commandée par le Comte Emile de Keratry, le fils d'un homme politique et écrivain qui avait échappé à la guillotine pendant la Terreur. Le Comte avait été député pendant le Second Empire, mais il avait été soldat avant cela, en Crimée et au Mexique. Là-bas, il avait servi sous les ordres de Bazaine. Au moment de la Révolution (2), Keratry fut nommé préfet de police. Le 14 octobre il quitta Paris en ballon, sur demande de Trochu et Jules Favre, avec mission auprès de Prim (3) pour obtenir le soutien de l'Espagne à la France. Prim et ses collègues refusèrent d'intervenir et Keratry revint à Tours où il se mit à la disposition de Gambetta, qui était un ami très proche. Il fut convenu que Keratry rassemblerait tous les hommes disponibles de Bretagne, les entraînerait et les organiserait. Le camp de Conlie, au nord ouest du Mans fut établi en cette circonstance.

          Conlie est le premier endroit que je décidai de visiter en quittant Saint Servan. Les rumeurs les plus inquiétantes couraient en Bretagne sur le camp. On disait qu'il était foncièrement mal géré, et qu'il était le berceau de bien des maladies. Je l'ai visité, et j'ai rassemblé de nombreuses informations. Mon article, paru dans le Daily News, a provoqué un intérêt considérable ; il a été cité dans plusieurs autres journaux londoniens. A deux reprises il a été repris pour des articles de première page. (...)
          L'approvisionnement en canons, armes à feu, cartouches, baïonnettes et autres armes constituait le sujet de nombreux télégrammes échangés entre Keratry et la délégation de la Défense Nationale à Tours. Le général recevait constamment des promesses de Gambetta, que celui-ci n'honorait presque jamais. Le ravitaillement prévu pour le camp était au dernier moment détourné vers d'autres directions, selon les besoins de l'heure. En outre, la plupart des armes que Keratry recevait étaient défectueuses. Au début, pour entraîner les hommes, on leur fournissait des bâtons (parfois des manches à balais) ".

Monuments aux Bretons Conlie Conlie Plaque Conlie


          Léon Bloy a recueilli les souvenirs et les confidences de survivants du camp de Conlie. Il en a tiré le récit " La boue ", paru dans son recueil Sueur de sang (1894). L'écrivain a reconstitué l'enfer dans lequel Gambetta a précipité et maintenu les mobilisés bretons. Dans les camps de la mort nazis, c'est d'abord l'homme qui est le bourreau de l'homme. L'auxiliaire du plan d'extermination de Gambetta, c'est la boue.

        " Le médecin Cuche vient de donner sa démission pour cause d'impuissance à soigner les malades dans l'eau. Reçu dépêche qui promet armement et encourage à maintenir l'ordre. L'ordre existe. On meurt silencieusement. Mais la mesure est comble. "
          Telle est la dépêche envoyée le 17 décembre 1870 au Ministre de la guerre par le Général de Marivault, successeur de M. de Keratry au commandement en chef du camp de Conlie.
          Ce général était en fonction depuis une semaine et n'avait pas encore pu visiter la dixième partie du monstrueux cloaque où pourrissaient cinquante mille hommes.

          Je crois bien ! Il fallait des manœuvres de pontonniers pour franchir le moindre intervalle et on ne réussissait pas toujours à passer d'une tente à l'autre. On pouvait mourir en chemin.
          L'Ille-et-Vilaine, Les Côtes-du-Nord et le Morbihan grouillaient dans le marécage. La Loire-Inférieure et le Finistère agonisaient dans dix pieds de fange.
          Le silence était trop facile : la vase enlise le bruit aussi bien qu'elle enlise un homme, et la foudre même, quand elle s'y égare, devient presque aphone, a l'air de tousser.
          Si le Général en chef, épouvanté, navré de douleur, indigné profondément de l'inertie ou de l'obstination du ministère, et lui-même soupçonné par ses propres hommes de cette effroyable conspiration contre la Défense Nationale, n'avait, à la fin, pris sur lui l'évacuation de ce lieu de mort, le silence, bientôt, eût été vraiment absolu. Cette foule immense, éclaircie déjà d'un sixième, se fût couchée définitivement dans cette crotte liquide qui semblait monter toujours, et les historiens de la guerre franco-prussienne auraient eu à enregistrer une bataille de plus, la grande victoire de la Boue, remportée sur toutes les forces vives de la Bretagne.

          " Le camp de Conlie confine à la politique " écrivait M. de Freycinet, valet et bourreau du " Cyclope ". On n'a jamais su pourquoi. Mais il n'en fallut pas davantage pour décider du sort de ces pauvres diables, extirpés de leurs familles, chauffés à blanc sur le devoir de se faire démolir en combattant pour la patrie et qui furent envoyés au pourrissoir.
          Sur une masse de quarante-cinq bataillons, six seulement furent opposés à l'ennemi, dans les plus atroces conditions imaginables. C'étaient les 2ème et 3ème de la légion de Rennes, le 1er de la légion de Saint-Malo, les 1er, 2ème et 3ème de la légion de Redon-Montfort.
          Ces troupes n'avaient jamais été exercées ni même armées. Le bataillon de Saint-Malo, par exemple, ne reçut des fusils, hors d'usage d'ailleurs, et non accompagnés de cartouches, que le 7 ou 8 janvier, c'est-à-dire après deux mois de cantonnement dans l'horrible purée mentionnée ci-dessus et trois jours avant l'affaire décisive de La Tuilerie où on les mit en présence des formidables soudards de Mecklembourg.
          Il paraît que ces fiévreux, mangés de vermine et incapables de défendre leur peau une demi-minute, étaient redoutés comme chouans probables ou possibles. Rien ne prévalut contre cette imbécile crainte et les malheureux furent sacrifiés odieusement dans les circonstances précises où devaient s'accomplir le dernier et suprême effort de la guerre de résistance.

          Ils le sentaient bien, les infortunés Bretons, qui se révoltèrent plusieurs fois et tentèrent de déserter. On les entendait à Conlie crier : " Partons, retournons chez nous ! A la maison ! A la maison ! "
          Ce n'était pas un complot ténébreux, mais une résolution annoncée ouvertement, qui désespérait les chefs privés de moyens de répression.
          L'affreux cloaque les retint plus efficacement que n'eussent pu le faire les quarante gendarmes dont chacun aurait eu à lutter contre un millier d'hommes au désespoir.
          L'avenir ne le croira pas. On ne pouvait faire un pas sans enfoncer à mi-jambe. On eût dit que des mains flasques et puissantes saisissaient, au fond de chaque ornière, les sabots des misérables que les fournisseurs de l'intendance, persuadés de l'insolvabilité du camp, s'obstinèrent à ne pas chausser.
          Quand les hommes avaient accompli les corvées indispensable à la quotidienne existence, ils étaient à bout de force, à moitié morts d'épuisement. On voyait des êtres jeunes et robustes, les plus intelligents peut-être, dont on eut pu faire des soldats, s'arrêter, privés d'énergie, enfoncés dans la boue jusqu'aux genoux, jusqu'au ventre, et pleurer de désespoir.

          Il faut l'avoir connu, ce supplice de ne jamais pouvoir se coucher ! Car cette foule condamnée à mort -pour quel crime, grand Dieu ? - vit recommencer la chose qui n'a pas de nom, l'horreur sans mesure, et qui n'était encore arrivée qu'une seule fois, du célèbre naufrage de la Méduse. Une masse d'hommes forcées d'agoniser pendant des semaines, debout, les jambes dans l'eau ! ...
          Et encore, les naufragés de l'Atlantique n'étaient pas sans espérance de s'étendre, un jour, fût-ce pour mourir. Chaque fois que l'un d'eux, tué par l'inanition ou gobé par un requin, disparaissait, le radeau, allégé d'autant, remontait d'une toute petite ligne.  D'homicides bousculades s'ensuivirent. Ces " humains au front sublime ", comme disait Ovide, faits pour contempler le ciel, étaient moins rongés par la famine que par l'ambition de revoir enfin leurs pieds...
          A Conlie, cette ambition et cet espoir étaient impossible. Plus on crevait, plus la boue montait. Si, du moins, c'eût été de la bonne boue, de la saine argile délayée par des météores implacables ! Mais comment oser dire ce que c'était, en réalité, cette sauce excrémentielle ou les varioleux et les typhiques marinaient dans les déjections d'une multitude ?
          Même après vingt ans, ces choses doivent être dites, ne serait-ce que pour détendre un peu la lyre glorieuse des vainqueurs du Mans qui eurent, en vérité, la partie beaucoup trop belle.
          Il ne serait pas inutile, non plus, d'en finir, une bonne fois, avec les rengaines infernales dont nous saturent les moutardiers du patriotisme sur l'impartialité magnanime et le désintéressement politique de certains organisateurs de la Défense. "

(Extrait de " La boue ", dans Sueur de sang,1894).


" Gouverner c'est mentir " (4)

          En 1881, après la chute du gouvernement Ferry, Gambetta était le seul des grands chefs républicains à n'avoir pas exercé le pouvoir. Il y fut appelé par le président Grévy. Dès que Gambetta créa son " Grand ministère " et à la lecture de la déclaration ministérielle du 15 novembre 1881, le soupçon de dictature apparut chez les représentants du peuple. Ceux-ci prirent conscience que Gambetta entreprenait de gouverner comme en 1870, sans consulter les assemblées.

          Le 14 novembre Gambetta avait fait signer au Président un décret instituant, sans l'avis des Chambres, deux nouveaux départements ministériels (de l'Agriculture et des Beaux-Arts).
         Gambetta annonçait d'emblée son intention d'écarter l'activité administrative des ingérences parlementaires, et de renforcer le pouvoir bureaucratique aux dépens de la représentation populaire. Son ministre de l'intérieur, Waldeck-Rousseau, envoya aux préfets une circulaire dans le même sens.

        Le " Grand ministère " de Gambetta fut renversé le 26 janvier 1882 après 74 jours d'exercice, en particulier sous l'impulsion de Clémenceau.
Gambetta
              Le double langage de Gambetta est évident si l'on compare les discours publics aux lettres privées. Dans ses discours, il allie toujours défense de la France et de la démocratie. Dans sa correspondance privée (nous reproduisons ici une partie de sa lettre du 12 août 1882 à Auguste Gérard, qui fût son chef de cabinet), Gambetta n'est plus le même. Pour le grand républicain, l'égalité, c'est le chaos ; la liberté, c'est le règne de la calomnie ; la fraternité, c'est le cosmopolitisme. Pour renforcer la République, il est prêt à sacrifier la démocratie.


          Discours du 26 janvier 1882 à la Chambre des députés sur la révision de la Constitution :
          " Est-ce qu'on osera venir à cette tribune et dire que j'ai, sous la suggestion de je ne sais quelle avilissante pensée qu'on décore du nom de dictature, et qui ne serait que la risée du monde si je pouvais descendre jamais à la conception d'une pareille et si misérable idée... A qui donc fera-t-on croire que je viens ici, après que vous m'avez imposé l'honneur, que j'avais considéré comme une récompense de quelques services que j'ai pu rendre, après, dis-je, que vous m'avez imposé l'honneur de prendre les affaires, à qui fera-t-on croire que j'emploie ce que je puis avoir d'autorité morale et intellectuelle à vous nuire, à vous discréditer, à entraver l'œuvre commune commencée depuis douze ans, parce que je ne peux plus m'appuyer sur vous pour atteindre autant que possible la perfection de notre œuvre ?
          Messieurs, j'ai partagé, vous l'avez tous vu, et je puis bien dire que des adversaires généreux et loyaux qui sont là peuvent l'attester, j'ai partagé avec vous la lutte au grand jour contre les adversaires de la République, que j'ai combattus non à cause de leurs personnes, non à cause de leurs doctrines, mais parce qu'il m'apparaissait, comme il m'apparaît encore, que leur triomphe n'était pas compatible avec la liberté, la prospérité et la grandeur de la France moderne. (...)
          Comment ! Réclamer pour les Assemblées la base la plus large, le nombre de suffrages le plus étendu ; chercher dans ce recrutement des mandataires du pays la somme de force qui les élève le plus, qui met leur intelligence et leurs idées générales au-dessus de toute espèce d'attaches et de difficultés locales ; créer ou rêver de créer - car vous êtes les maîtres de dire si cette conception naîtra ou si elle mourra- chercher à créer des Assemblées fortes, irrésistibles, grandies par elles-mêmes, grandies pour le pays, c'est préparer le gouvernement personnel ? (...)
          Mais oui, Messieurs, je n'ai pas l'habitude de dire ce que je ne pense pas. Il m'est très douloureux d'être en dissentiment avec mes amis, mais je crois et je croirais toujours qu'on n'est pas au pouvoir pour ne pas appliquer ses idées. Ce que je demande à la Chambre, c'est de bien vouloir en écouter l'exposé, la défense ; c'est elle qui ratifie ou rejette, mais je pense que le pouvoir n'est qu'un jouet absolument sans valeur et sans prix si celui qui le détient n'y met en pratique les idées qu'il professe . (...)
          On dit " Vous voulez favoriser une campagne dissolutionniste contre la Chambre des Députés ".
         Au contraire, oui. Il est nécessaire d'aller au fond de cet argument, car c'est celui dont on a le plus usé et abusé.
        Je crois que la dissolution ne peut, ni en droit ni en fait, être présentée comme autre chose que comme une chimère. " (...)

Six mois après : Lettre du 12 août 1882 de Léon Gambetta à Auguste Gérard :
           " Plus nous avancerons en âge et plus la République, avec ses tendances décentralisatrices, ses préjugés démocratiques poussés à l'excès, verra se dissoudre ses forces et ses ressources en soldats et en argent.
          L'égalité, c'est-à-dire pour l'armée l'indiscipline et l'incohésion ; la liberté, c'est-à-dire la critique poussée jusqu'au dénigrement et à la calomnie contre les chefs et les lois de répression ; la fraternité, c'est-à-dire le cosmopolitisme, l'humanitarisme, la bêtise internationale, nous dévoreront (...).
                        Il ne reste plus que cette fragile espérance, d'ici un an au plus : dissoudre la Chambre, et grâce au scrutin de liste, consulter à nouveau le pays républicain et lui demander de choisir entre la constitution d'un pouvoir fort et l'anarchie (...) ".



(1) L'amiral Constant Jaurès, oncle du fameux tribun socialiste. (retour au texte)
(2) La Révolution du 4 septembre 1870, qui mit fin à l'Empire et proclama la République. (retour au texte)
(3) Prim (1814-1870), un des principaux chefs de la révolution espagnole de 1868, qui chassa la reine Isabelle II. (retour au texte)
(4) Le mot est d'Henri Rochefort, en parlant de Gambetta. Rochefort était le fondateur du journal La Lanterne en 1868, communard en 1871. Il dénonça la fourberie de Gambetta, qu'il avait connu de près. (retour au texte)


Sources principales :
GAMBETTA Léon. Lettres de Gambetta 1868-1882 . Ed Grasset, Paris 1938.
GAMBETTA Léon. Discours, préfacé et commenté par G. Bourgin. Coll Les grands orateurs républicains, Ed Hemera, Monaco, 1949
BURY J.B.T.
Gambetta, défenseur du territoire (Gambetta and the National Defense). Ed. de la Nouvelle Revue Critique,
DESCHANEL Paul. Gambetta. Ed Hachette 1920


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