Mercuriale de mars 2009
"L’État-nation a rendu les peuples superflus"
(Friedrich Sieburg)
Bien des comportements
émergents sont devenus
incompréhensibles à l’esprit civilisé :
émeutiers sans revendication, hackers de l'internet, saboteurs
économiques, femmes voilées, nationalistes minuscules,
objecteurs de toutes
sortes. Les comportements tribaux s’infiltrent partout. Respect est
devenu le mot à la mode ; et pourtant les professions dont l’efficacité
était basée sur le respect qu’elles inspiraient, enseignants, policiers,
médecins, sont en plein désarroi. Elles connaissent des taux de suicide sans
précédent.
L’Etat de droit s’est arrogé le
monopole de l’ordre et de la
raison. Chez les jeunes gens déresponsabilisés comme chez
les peuples
superflus, le désir d’agir librement se confond avec celui
de transgresser
les normes. Les individus mondialisés sont emportés par
le temps qui
passe ; nous glissons vers le néant comme sur un pan
incliné. L’identité
est le grain de sable imprévu, sur une surface trop lisse et
trop propre. Nous formons le rêve
que ce grain, qui est une image de nous-mêmes, parvienne à
arrêter le cours du temps et à le cristalliser
en
ce qui s'appelle une durée.
En nous
transformant en citoyens,
l’État-nation nous offre une identité
standardisée. Ce n'est pas le grain de sable attendu. Il s'en exhale une odeur d’hygiène publique
et de raison
d’État. Citoyen ? Nous
avons vécu l’expérience déprimante de
l’alignement devant une urne électorale ou une caisse de
supermarché. La
société moderne a industrialisé tout à la
fois la marchandise et
l’administration de la république. Le consommateur est une
composante de
l’industrie marchande. Le citoyen est une matière
première de l’industrie
politico-administrative.
La république nous octroie une identité calibrée à
la machine. C’est celle d’un formulaire administratif, que
l’imprimeur livre à
la préfecture par palettes entières. « Vous
êtes citoyen français » :
une voix monocorde, à travers l’hygiaphone, nous dit la
vérité sur nous-mêmes.
Elle ajoute : "Je suis l’État de droit,
je suis la voix de la
raison".
Pour participer à la démocratie de masse, il nous reste le
devoir civique de colorer la triste identité administrative d’une identité
politique, en déplaçant un curseur entre la droite et la gauche, éventuellement
en brandissant une pancarte. Et encore, la pancarte, elle aussi,
s’industrialise... Est-ce là notre horizon indépassable ?
Tous les hommes de la terre sont-ils, comme nous, condamnés à la
grisaille ? Non, heureusement ! En France, l’identité résulte d’un
processus administratif. Dans d’autres pays, moins civilisés mais plus
modernes, elle est un droit fondamental.
La Constitution du Viet-nam,
qui date de 1992, est d’un
centralisme très proche de la Constitution française. Et
pourtant,
contrairement aux Français, les Vietnamiens accordent un droit identitaire aux ethnies. Dans son article
5, leur constitution proclame : "Toute ethnie a droit à l’usage de
sa propre langue et écriture, à la
préservation de son identité, à la valorisation de
ses belles moeurs et
traditions culturelles". Ce progrès par rapport à la
Constitution
française est sans doute à rechercher dans
l’influence chinoise. L’article 4 de
la Constitution chinoise est ainsi rédigé : "Toutes les ethnies de
République populaire de Chine sont égales. L'Etat protège les droits et
intérêts légitimes de toutes les ethnies, maintient et développe des relations
inter-ethniques fondées sur l'égalité, la solidarité et l'entraide".
La Constitution russe va plus loin, et passe du droit des
minorités au droit à l’identité. Elle commence par ces mots : "Nous,
peuple multinational de la Fédération de Russie…" Son article 26
exprime à la fois le droit à l’identité, et le droit au refus d’une identité
nationale. Il est remarquable de clarté. "Chacun a droit de déterminer
et d'indiquer son appartenance nationale. Nul ne peut être contraint de
déterminer et d'indiquer son appartenance nationale".
La Constitution bolivienne, votée en 2008, approuvée par les
Boliviens lors du référendum de janvier 2009 et promulguée le 7 février, deviendra
sans doute le prototype des constitutions libératrices du XXIème siècle. On y
trouve les nouveaux droits de l’homme : le droit à l’identité, les droits
des minorités, et les droits écologiques. Son article premier est sans
ambiguïté :
Article 1. La Bolivie se constitue en un État unitaire
social de droit plurinational communautaire, libre, indépendant, souverain,
démocratique, pluriculturel, décentralisé et formé de régions autonomes. La
Bolivie s'appuie sur la pluralité et le pluralisme politique, économique,
juridique, culturel et linguistique, dans le processus d'intégration du pays.
L’article
21 définit les droits civils des Boliviens. Le premier de ces droits est celui
de définir soi-même son identité (la autoidentificación cultural). Quel soleil par rapport aux néons de la citoyenneté
française !
L’article 30 définit les droits collectifs des minorités. Il
les met au centre de la sphère publique. Nous sommes à cent lieues, dans cette
Constitution qui établit un État communautaire, de la République française.
Chez nous, d’aucuns font du président bolivien Evo Moralès
une icône de leur rêve de gauche laïque et administrative, comme ils avaient
fait d’Ingrid Betancourt un nouveau Che Guevara. Sacrés
latino-américains ! La réalité est bien différente. Elle est accessible à
tous. Il suffit de lire la Constitution bolivienne...
JPLM

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