MERCURIALE DE FEVRIER 2013

Liberté, égalité, fraternité, ou la mort !

"l'état-nation a rendu les peuples superflus" (Friedrich Sieburg)

La devise française Liberté Egalité Fraternité charme le poète planplan et le cerveau superficiel. Voila une formule qui ne veut rien dire en prétendant tout dire. C'est à la fois génial et affligeant. Très français, finalement. 
Bien des esprits acérés ont bien vu qu’il n’y a, dans ce triptyque, aucune complémentarité et donc aucune vérité. 
 "La liberté et la fraternité sont des mots, tandis que l’égalité est une chose" (Henri Barbusse)
"… l’égalité et la liberté sont des droits, la fraternité est une obligation morale" (Jacques Attali)
"La fraternité n’a pas ici-bas de pire ennemi que l’égalité" (Gustave Thibon)
"Ils (les Français) n’aiment point la liberté ; l’égalité seule est leur idole. Or l’égalité et le despotisme ont des liaisons secrètes" (François-René de Chateaubriant)
"Liberté, égalité. Ces deux principes se nuisent. Car la liberté permet le développement des inégalités naturelles." (Paul Valery)
"Autant la liberté et l'égalité peuvent être perçues comme des droits, autant la fraternité est une obligation de chacun vis-à-vis d'autrui" (Paul Thibaud)
 
On est prié de voir dans la formule un appel sublime au sacrifice. La liberté, l'égalité, la fraternité, ou la mort ... La mort pour moi, bien sûr, si je trahis cette noble aspiration !  En réalité, cette interprétation romantique est complètement fausse. Pour retrouver la vérité de la formule, il faut remonter à sa naissance.
Elle est attribuée à Robespierre. Dans un discours imprimé mais jamais prononcé à la date indiquée, à propos de l'organisation des gardes nationales, le grand révolutionnaire propose un décret dont l'article XVI serait : "Elles (les gardes nationales) porteront sur leur poitrine ces mots gravés : LE PEUPLE FRANÇAIS, & au-dessous : LIBERTE, EGALITE, FRATERNITE. Les mêmes mots seront inscrits sur leurs drapeaux, qui porteront les trois couleurs de la nation."
C'est la Commune de Paris qui adoptera la formule. Son maire, Jean-Nicolas Pache, fait peindre sur les murs des bâtiments municipaux, en 1793 : "La République une et indivisible - Liberté, Égalité, Fraternité ou la mort".
Unité, indivisibilité, mort : là, au moins, les trois termes sont en cohérence. La mort est une et indivisible. 
 
Les deux formules jumelles "République une et indivisible" et "Liberté, égalité, fraternité", souvent fusionnées, illustrent la rencontre de deux rêves, de deux ambitions, de deux certitudes. 
Le rêve de l'égalité républicaine des Jacobins y a rejoint le rêve de liberté et de fraternité universelle des Sans-culottes parisiens.
C'est aussi la rencontre de deux ambitions : celle des provinciaux venus à Paris aux Etats-généraux de 1789 et celle des révolutionnaires parisiens qui y ont vu l'opportunité de soumettre à leur pouvoir les provinces "réputées étrangères", la Bretagne de Lanjuinais et l'Artois de Robespierre.
 
On sait que la dictature est le fruit d'une certitude, alors que la démocratie naît souvent d'un doute. Les formules jumelles établissent une relation entre la certitude jacobine que la nation française est unique, dans tous les sens du terme, et la certitude de la Commune de Paris de représenter, à elle seule, les intérêts et les aspirations de toute la nation. 
 
Les Jacobins voulaient une république une et indivisible, centralisée sur Paris. Les révolutionnaires parisiens se considéraient légitimes pour exercer un contrôle populaire sur un tel gouvernement. Que devenaient dans cette histoire les peuples réels, le peuple breton en particulier ? Leur présence devenait inutile dans l'espace public. L'état-nation a rendu les peuples superflus, comme l'a dit si justement Friedrich Sieburg, l'auteur ironique de "Dieu est-il Français ?"
 
Les deux formules "une et indivisible" et "Liberté, égalité, fraternité", ensemble ou séparément, sont devenues populaires au moment de la Terreur. La première condamnait le fédéralisme. Les événements rendaient la signification de la seconde évidente pour tous : La mort pour ceux qui n'ont pas les mêmes certitudes et le même vocabulaire que les dictateurs au pouvoir. La formule a été appliquée dans toute sa logique meurtrière jusqu'au 28 juillet 1794, 9 Thermidor, date du renversement du tyran. 
"Liberté, égalité, fraternité ou la mort" : peine capitale pour quiconque, après un procès d'intention sur sa moralité. Le slogan correspond à la "loi des suspects", votée le 17 septembre 1793. Sont considérés comme suspects ceux "qui, soit par leur conduite, soit par leurs relations, soit par leurs propos ou leurs écrits, se sont montrés partisans de la tyrannie ou du fédéralisme et ennemis de la liberté, ceux qui ne pourront pas justifier, de la manière prescrite par le décret du 21 mars dernier, de leurs moyens d'exister et de l'acquit de leurs devoirs civiques ; ceux à qui il a été refusé des certificats de civisme, les fonctionnaires publics suspendus ou destitués de leurs fonctions par la Convention nationale ou par ses commissaires et non réintégrés, ceux des ci-devant nobles, ensemble les maris, femmes, pères, mères, fils ou filles, frères ou sœurs, et agents d'émigrés, qui n'ont pas constamment manifesté leur attachement à la Révolution, ceux qui ont émigré dans l'intervalle du 1er juillet 1789 à la publication du 30 mars - 8 mars 1792, quoiqu'ils soient rentrés en France dans le délai prescrit par ce décret ou précédemment". Sont donc suspects, d'abord, ceux qui ne pensent pas comme il faut, et ensuite les pauvres.
Le 11 octobre 1793, la Commune de Paris définit les suspects d'une façon qui donne tout pouvoir aux délateurs et aux bourreaux : "Ceux qui n'ayant rien fait contre la liberté, n'ont aussi rien fait pour elle"
 
Dès la fin de la Terreur, la formule "Liberté, égalité, fraternité" fut immédiatement amputée de sa menace "ou la mort". Le plus souvent, elle fut tout bonnement retirée des façades et des discours. Cette réaction générale montre bien qu'elle était associée à la dictature. Elle était son mot d'ordre.
Les deux formules "une et indivisible" et "Liberté, égalité, fraternité" disparaissent pendant une cinquantaine d'années, avant d'être revendiquées à nouveau ici et là. En 1848, les deux formules réapparaissent ensemble, et disparaissent ensemble quelques mois plus tard. Elles sont présentes de nouveau en 1871 à Paris, et se fixent durablement sur les monuments publics sous la Troisième république.
 
Le slogan "République une et indivisible", en vieillissant, a perdu son « une » dans l’article premier de la Constitution française. En revanche, le triptyque « Liberté, égalité, fraternité » fait partie de la légende dorée de la France républicaine. On a oublié son odeur de sang et de mort. La menace qui y était attachée est écartée, niée, perdue. La double certitude jacobine et parisienne est maquillée en idéal démocratique. Le temps d'une coagulation, le poète planplan et l'esprit superficiel s'émerveillent à nouveau devant cette saillie génialissime.
JPL



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