MERCURIALE D'OCTOBRE 2012
Localiser les décisions, les meilleures et les pires
L’affaire Doux a posé de façon crue, quasiment obscène,
l’alternative entre les prises de décision centrales et les prises de décision
territorialisées.
Xavier Beulin est un membre éminent de l’aristocratie
financière et politique française. Il est président de la FNSEA, syndicat
agricole majoritaire. Il préside aussi Sofiproteol, établissement financier qui
contrôle Lesieur, Sanders et les filières d’agrocarburants. Il est aussi
président du Conseil d’Administration de France Agrimer, qui définit les
stratégies agricoles publiques. Notre homme illustre bien la façon dont la
Machine France fonctionne, avec ses collusions entre la puissance publique, les
grandes entreprises et les partenaires sociaux.
Xavier Beulin est furieux que le tribunal de commerce de
Quimper ne se soit pas plié à sa volonté : "… quand on parle de
milliers d’emplois, quand on parle de milliards d’euros de chiffre d’affaires,
je ne suis pas sûr que le tribunal de commerce d’une petite bourgade ait la
capacité d’appréhender les sujets correctement."
Les stratégies financières et industrielles françaises ne
sont pas des stratégies territoriales. Les intérêts de la Bretagne n’y tiennent
aucune place. Avec l’affaire Doux, les vieux débats entre centralistes et décentralisateurs prennent une tournure
moins intello. L’enjeu, en situation de crise, est le renvoi de régions
entières à une situation d’abandon ou de dépendance quasi-coloniale.
Le soupçon de Xavier Beulin
sur les collusions locales n’est
pas nouveau. Assez régulièrement, un porte-parole des
technocrates qui
gouvernent la France met en cause les "baronnies" locales,
relayé
aussitôt par les grands médias, la haute fonction
publique, les entreprises du
CAC40 et les courtisans de toutes sortes. Au gré des
élections, la technocratie au pouvoir voit
passer les élus de différends bords. A ces CDD
désireux de se maintenir en place, ils imposent une culture
administrative haut-de-gamme, délivrée de
préoccupations humaines et d'attaches territoriales. Cette
culture, caractéristique des pays et des hommes qui se veulent grands, considère que
l’éloignement rend à la fois impartial et
compétent. Est-ce vrai ?
En ce qui concerne la compétence, remarquons que la balance
penche plutôt vers le décideur local. En effet, un problème qui concerne les
hommes et un tissu économique localisé pourra être appréhendé de façon à la
fois plus concrète et plus fine par des décideurs qui vivent sur ce territoire.
En ce qui concerne la volonté
de trouver une issue
satisfaisante à une crise économique ou à un drame
social, là encore, la
balance penche du côté du décideur local. Celui-ci
est préoccupé par l’avenir
de son territoire. Il décide sous le regard de proches ou
d’amis qui
considèreront toute désinvolture de sa part comme une
faute et une trahison.
L’homme des hautes sphères économiques ou
politiques n’a pas la même approche.
Il n’est pas directement concerné par les
conséquences de ses décisions. C'est un grand serviteur
de l'Etat, pas un serviteur du peuple.
En ce qui concerne
l’appât d’un gain personnel ou
l’influence de groupes d’intérêts, le
décideur local et le décideur central
subissent les mêmes tentations. Les faiblesses humaines sont les
mêmes à
Quimper et à Paris. On observe néanmoins des
différences géographiques, qui sont des
différences culturelles. Alors qu’en région
PACA, l’économie souterraine atteint 25% de
l’économie réelle, le pourcentage
est beaucoup plus faible en Bretagne. C’est ce qui faisait dire
à un préfet de
région : "La probité des Bretons joue contre eux".
Faut-il choisir le vice local, avec ses "baronnies
régionales", ses corruptions de sous-préfectures et ses lobbies ?
Faut-il au contraire choisir le vice central, son aristocratie financière, ses
corruptions flamboyantes et les réseaux des grands corps de l’État ?
A choisir, mieux vaut le vice local... Je ne dis pas que,
lorsqu’on parle de corruption, small is beautiful. Je dis seulement que
le vice local est plus tolérable, pour diverses raisons.
D’abord, l’impunité ne lui est
pas assurée. Il est trop près de la population pour ne pas risquer de se faire
brûler. En revanche, les solidarités tissées entre les grands corps de l’État
assurent au décideur central une couverture qui le rend quasiment invulnérable.
Les grands corps de l’État ont traversé la guerre 39-45 sans être inquiétés.
Dans le corps préfectoral, le plus fluctuant de tous les grands corps
administratifs, près de la moitié des préfets de carrière en poste en 1939 le
sont encore en 1946. Ils ont ainsi traversé la défaite, l'occupation et la
libération sans désobéir aux différents régimes en place et sans aucune
sanction finale.
Dans les autres corps, le pourcentage monte à 90%.
Le corrompu local est moins
puissant que le corrompu central. Son comportement affecte moins le
fonctionnement général de la démocratie.
Le corrompu local est aussi moins
durable. Il s’appuie sur des opportunités. Le corrompu central bénéficie
d’opportunités beaucoup plus nombreuses et moins visibles. La corruption s'y
structure et s'y consolide de façon permanente. Elle fait partie du système de
gouvernement, qui ne sécrète plus d’anticorps contre cette gangrène.
Une chose est d’opposer le vice à
la vertu. Opposer l’intelligence concrète des gens d’ici au monstre froid des
technocrates parisiens est facile. Facile aussi ce que font nos adversaires, en
opposant la vision large du grand citadin à la myopie mesquine des provinciaux.
Autre chose est de choisir entre
deux vices, deux risques. Eh bien, la logique de développement
durable implique
le choix de multiplier les petits risques pour éviter les
grandes catastrophes irréversibles.
Un accident majeur qui survient dans une centrale nucléaire est
plus dangereux
pour la planète que des dizaines d’éoliennes qui
perdent une pale ou de
méthaniseurs fermiers qui brûlent. De la même
façon, la myopie locale est moins
dangereuse pour la planète et pour la démocratie que la
prospective grandiose d’une grosse machine technocratique.
JPLM
Mercuriale octobre 2012