MERCURIALE DE MARS 2012

D'un drapeau l'autre

          Je conçois le vague agacement de ceux qui entrent dans nos maisons alourdies de meubles massifs représentant des bretons avec des chapeaux à guides et des bretonnes en coiffe. Quand ils sortent, ils contemplent sur nos voitures des autocollants BZH ou une petite bigoudène hilare. Je conçois aussi l’incompréhension irritée de ceux qui ne peuvent pas aller à un match de foot, un concert de rock ou une manifestation politique, fût-ce parfois au bout du monde, sans qu’un individu improbable ne fasse flotter sur la foule un gwen-ha-du.
 
          Les identités les plus fortes s’expriment par un folklore visible. La Bretagne n'échappe pas au phénomène. On pourrait même dire qu'elle s'y complait. Mais elle ne constitue pas une exception. Ainsi, en politique, l’identité de gauche a-t-elle généré une variété de postures et d’expression. Des moyens multiples sont utilisés pour affirmer cette identité, du drapeau rouge aux tee-shirts marqués du buste de Che Guevara. L’homme de gauche, bien plus que l’homme de droite, veut être reconnu comme tel. Il est très instructif d'observer comment le Front de Gauche joue sur cette angoisse de l’identité. Il se revendique comme une sorte d’agence de notation. On y aborde la vie avec l’air préoccupé de celui sur qui pèse une lourde responsabilité. On y remet en cause le triple A de votre gauchitude pour un mot de travers, une remarque désinvolte, un trait d’humour décalé, un oubli.
          L’identité de droite est plus faible et moins démonstrative. Le folklore identitaire de droite n’existe qu’à la marge. Il ne revendique pas une idéologie impressionnante, sous peine de passer pour un demeuré. Il ne peut évoquer un penseur du calibre de Marx, ni un héros comme Che Guevara. Il revendique généralement un pragmatisme de bon aloi, une sorte d’égoïsme raisonnable, un attrait pour l’ordre ou pour l'argent, une amertume face au bordel ambiant, au mieux une tendresse pour le bon vieux temps.
          Certains écologistes aspirent au rôle d’agences de notation de l’écologitude. Mais ils sont moins crédibles que leurs équivalents de gauche, dans la mesure où les préoccupations environnementales sont très diverses et parfois contradictoires. Aucun Marx n’a pointé la pureté idéologique de la verdeur. Il existe des Che Guevara de l’environnement mais, pour l'instant, aucun ne fait vibrer par sa figure tragique. En revanche, le folklore identitaire écolo est bien vivant : il suffit, pour l'observer, de fréquenter les foires bio ou les manifs contre les algues vertes. Ce folklore est la preuve que l'aspiration écologiste est aussi une force identitaire. Cela rend malaisé le dialogue avec les agriculteurs. Mais il en est toujours ainsi lorsque se confrontent, en plus des intérêts, des identités  fortes.
          L’appel à l’identité est un ressort puissant de la politique. Il est aussi utilisé dans le monde de l’entreprise. Les vêtements de travail logotisés participent à forger une appartenance. Dans les grandes entreprises, les centres de vacances, les équipes sportives ou des services divers permettent de déborder sur les activités privées. Ils consolident le sentiment d’appartenance à une force socio-économique.
          Dans le secteur public, l’appartenance identitaire est liée à une fonction sociale. Les enseignants, regroupés dans la communauté éducative en est un bel exemple. Cette appartenance fait partie du paysage traditionnel, avec des avantages et des inconvénients. D’autres corporatismes sont moins visibles, mais beaucoup plus redoutables. C’est en particulier l’appartenance à un grand Corps de l'État, comme Polytechnique, les Mines ou l’ENA. L’individu brillant accepte, pour accomplir la carrière que l'on attend de lui, de se laisser programmer. Il devient un gardien du pouvoir. Quand vous entendez parler d’un "grand serviteur de l’État", méfiez-vous. Vous avez affaire à quelqu’un de programmé, mais vous ne savez pas par qui.
          En France, les grands Corps de l’Etat ont remplacé les familles aristocratiques autour du monarque. L’identité centrée sur un logiciel intellectuel a remplacé l’identité fondée sur une même génétique.
         
          Les marques d’appartenance à une communauté dominée ou à une communauté dominante n’ont ni la même signification, ni les mêmes conséquences. Le communautarisme est comme le cholestérol ; il en existe un bon et un mauvais. Le bon fait passer d’un impossible repli sur soi à une ouverture collective, liée à des signes extérieurs d'appartenance. Le mauvais fait passer d’une réussite personnelle à un enfermement collectif. Les Bretons ne peuvent pas se replier sur la Bretagne ; elle est trop petite. Sa langue, sa culture, ses limites sont insuffisantes. Les Bretons sont condamnés à une ouverture collective. Ce n’est pas le cas pour les Français.

       Dans les matchs de foot internationaux, les drapeaux français qui s’agitent dans les tribunes ne me gênent pas. Dès lors qu’il s’agit d’une confrontation entre égaux, les marques d’appartenance sont normales.
          En revanche, dans les manifestations politiques où cohabitent le drapeau français et des symboles d'une aspiration ou d'une libération, je me dis que le dominant poursuit sa stratégie d'asphyxie et d’enfermement. Jusqu’à présent, on ne voyait le tricolore que sur les bâtiments de l'autorité publique, les monuments aux morts et dans les manifestations d’extrême-droite. C’était normal. La montée des populismes favorise sa propagation vers une société civile restée saine et ouverte jusque là.

          Les signes d’appartenance bretonnes agacent les Français. Elles expriment une tendance naturelle à être soi-même, au sein d’une diversité vécue comme inévitable. Brandir le drapeau français exprime un souci bien plus pervers.
JPLM
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