MERCURIALE DE NOVEMBRE 2010

            Les sociétés politiques de la vieille Europe se crispent.
            Le 16 octobre dernier, la chancelière allemande Angela Merkel a voulu enterrer le multuculturalisme allemand. "Il a échoué, et bien échoué" a t’elle affirmé lors d’un meeting devant les jeunes conservateurs.
            Les commentateurs ont été unanimes : le discours était destiné à flatter la droite de son parti. Chez nous, les choses ne sont pas si simples.
 
            En France, la monarchie de droit divin a donné à la fonction politique un prestige immense. En 1789, les bourgeois qui détenaient déjà le pouvoir économique ont conquis cette fonction. Ils ne l’ont pas dévalué, loin s’en faut. Ils l’ont même renforcé au détriment des libertés communautaires. En 1790, la constitution civile de clergé nationalise la spiritualité. En 1791, la loi Le Chapelier interdit les associations. Celles-ci assuraient non seulement les régulations professionnelles mais aussi l'entraide et l'entretien des vieillards. L’empire et les républiques ont conservé cette surestimation de la fonction politique. Bien des critiques contre le président français actuel se résument à l’accusation de ne pas bien défendre la société politique contre les assauts du pouvoir économique et de la société civile. Ultralibéral ! Communautariste !
            A la fascination millénaire pour le politique, la France associe une prestigieuse histoire militaire. Dans la tradition républicaine, avant d’être un électeur, le citoyen est et reste avant tout un conscrit. Le bon citoyen est un gavroche qui n'obéit à personne sauf aux injonctions de la république quand celle-ci est menacée. Sa vertu cardinale n’est pas le courage ni la docilité, mais l’abnégation. L'appel "démarche citoyenne !" est une variante soft de la paranoïa "la république en danger!".
            On voit par là les profondes racines de la méfiance républicaine envers les Bretons ou les musulmans. Ces derniers peuvent être de redoutables guerriers quand il est question de se battre. Mais ils restent de piètres soldats quand il faut se mettre au garde-à-vous. Ce n'est pas par mauvais esprit ; ils n'y arrivent pas, tout simplement. Le particularisme et la spiritualité sont liés à des mœurs tribales, communautaires, différenciatrices. Elles peuvent prédisposer au sacrifice mais pas à marcher en cadence.
 
            La France républicaine est d'abord une société politique, une société des citoyens. C'est la raison pour laquelle elle ressent l’Europe et la mondialisation comme une agression des forces économiques contre l’État-nation. D’autre part, elle voit l’Islam et les revendications régionales comme l’émergence d’un autre ennemi, la société civile. La guerre contre le libéralisme et le communautarisme s’explique par la défense désespérée d’une société politique idéalisée.
            Le citoyen est un golem intermittent. Il s’anime à chaque élection ; et encore, de moins en moins. Le républicanisme cherche à lui donner vie de façon permanente, en lui glissant sous la langue une formule magique. Ce sont les "valeurs". En Allemagne, Angela Merkel demande aux nouveaux immigrés de souscrire aux valeurs allemandes, qu’elle dit être les valeurs chrétiennes. En France, la grande valeur républicaine est la laïcité. A chacun son alignement.
 
           Le discours reconnu comme populiste de droite, en Allemagne et ailleurs en Europe, est en France le discours républicain. Chez nous, il n'est pas forcément de droite. Avant d’être l’expression d’un repli, d’un rejet et d’une intolérance, c’est l’expression d’un idéal qui place la fonction politique au-dessus de la société marchande et au-dessus de la société civile. Cet idéal est enraciné dans l’histoire du pays.
 
            La ressemblance entre le républicanisme français et le socialisme réside dans la primauté accordée au pouvoir politique sur le pouvoir économique. Des tribuns comme Jean-Luc Mélenchon usent et abusent de cette ressemblance. Mais celle-ci est trompeuse. Les régimes socialistes du passé, même s’ils ne la respectaient pas toujours, avaient inscrit dans leurs constitutions la diversité de la société civile. Leur aspiration à donner le pouvoir au peuple les avaient conduits à avoir de celui-ci une conception bien plus haute que la conception républicaine. Les écrits des révolutionnaires russes sur la signification de peuple ou de nation sont bien plus élaborés que ceux des philosophes des Lumières ou que les proclamations de Robespierre. L’URSS avait organisé les autonomies. Elle acceptait l’enseignement des différentes langues. Elle tolérait les religions, même si celles-ci ne pouvaient pénétrer la sphère du politique.
 
            Le républicanisme français conduit à d’étranges pathologies. On se bat pour être Don Quichotte. Les uns se veulent la perle de la politique, l'autre se voulait la perle de la chevalerie. Les uns pourfendent le marché et la diversité civile comme l'autre s'attaquait aux moulins. Plus antilibéral que moi tu meurs. Plus anticommunautariste aussi. Ceux et celles qui sont infectés par cette étonnante maladie multiplient le mot citoyen dans leurs phrases. Ils en arrivent à faire du citoyen un personnage idéal et improbable. C’est un être isolé, exempt de toute solidarité communautaire ou familiale. Ce pauvre individu est noyé sous le papier : carte d’identité, carte d’électeur, feuille d’impôts, contrat de travail, déclaration des droits, mots historiques et imprécations à prétention littéraire. Le citoyen ne peut exister sans le bureaucrate.
 
            Le républicanisme français a voulu cantonner l'appartenance à la Bretagne à la sphère privée. Celle-ci déborde et imprègne la société civile dans les cinq départements. Elle y déploie son dynamisme à travers associations culturelles, manifestations festives, médias, revendications spécifiques. Elle aspire à s'étendre encore et à créer sa propre sphère politique et son propre pouvoir économique. Tout ceci se construit progressivement.
            L’idéologie républicaine française est conservatrice et héritière d'une tradition de rejet ; elle ne nous y aidera pas.
JPLM

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Mercuriale. Novembre 2010