Mercuriale de février 2009


Les identités se superposent et se juxtaposent, mais elles ne sont pas toutes de même nature. C’est d’ailleurs ce qui fait la difficulté pour les ranger dans des catégories, ou pour légiférer sur le sujet. Ainsi en est-il de la différence entre l’identité française et l’identité bretonne.
        De quelle substance est constituée l’identité française ? Pour parvenir au cœur, commençons par écarter ce que les Français eux-mêmes en ont fait sortir.
        La langue française n’est plus, depuis longtemps, la langue de la seule France. Bien des peuples, bien des identités peuvent la revendiquer comme leur bien. Sans être aussi mondiale que l’anglais, la langue française n’est pas une spécificité de la seule France.
         Que dire de la culture française ? Au temps du classicisme et jusqu’au romantisme, les choses étaient bien identifiées. Aujourd’hui, on serait bien en peine de dire en quoi une œuvre est française. Bien peu d’artistes se réclament d’une telle identité. Ils se veulent mondiaux, inclassables, uniques, ou membres de telle ou telle école sans frontière. Les seuls domaines culturels où se revendiquent encore une identité française sont la gastronomie et la chanson de variétés.
         Pourtant, l’identité française existe. Elle a évolué, s’alourdissant au cours des siècles de nécessités de représentation, de compétition et d’affirmation politique sur la scène européenne, puis mondiale. Son noyau n’est plus constitué que de cette affirmation "je suis Français", qui recoupe l’affirmation administrative "vous êtes citoyen français". La vérité identitaire s’est noyée dans la vérité officielle. Des mots ou des périphrases recouvrent le tout d’une apparence de valeurs morales : "notre bon roi Saint Louis", "Jeanne d'Arc", "La France est une et indivisible", "laïcité ", "citoyen". Les références identitaires, Corneille, Robespierre, Victor Hugo ou de Gaulle, ont été figés par l’école de la république dans des poses hiératiques. Ils ont été désinfectés, béatifiés, liftés et re-liftés, cryogénisés, panthéonisés. Etre Français, ce n’est pas se reconnaître dans des hommes, mais dans des momies.
        L’identité bretonne ne peut être comparée à cette identité française, et ne sera jamais comparable. Nous nous méfions des pyramides, et nous n'avons pas assez de momies pour en faire un musée.
        Notre identité est à triple noyau. Le premier d’entre eux contient la langue et la musique bretonnes. Notre langue n’est pas une langue de communication internationale, mais un signe de reconnaissance. La musique bretonne est de même nature. Ce sont des mots de passe. La langue, qu’elle soit parlée ou non, la musique, qu’elle soit jouée ou non, sont des objets particuliers, liés au sens de l’ouïe. Langue et musique bretonnes suscitent une identité fondée sur l’écoute, la communication immédiate, le partage de sensations.
         Le deuxième coeur de notre identité est la culture, ou plutôt la culture écrite, pour la différencier de la langue et de la musique. Cette culture est insuffisante, c’est un plus. Dans notre monde de métissages et de communication, ce ne sont pas seulement les différences mais aussi les plus qui créent les identités. La culture écrite est liée au sens de la vue. Elle permet la perspective. Elle est indispensable pour voir les tendances et se projeter dans l’avenir, ce que ne permet pas une identité fondée seulement sur l’ouïe.
       Le troisième coeur agace et inquiète les Français. Ils reconnaissent un tel noyau à l’identité bretonne comme à tous les communautarismes. Il se présente pourtant de façon inoffensive, dans les festivals, les manifestations politiques ou sportives, sur les forums de l’internet. Ce sont des drapeaux bretons agités par des anonymes, ou de minuscules reproductions que le pâtissier plante sur ses gâteaux. Sur les forums, lorsque la question se pose de savoir ce qu’est la Bretagne, être breton, ou pourquoi j’aime la Bretagne, les réponses fusent : La beauté des paysages, les gens, mon pays natal, la crêpe au sucre, quelques mots de breton qui s’épanouissaient sur les lèvres de ma grand-mère… Derrière l’apparente banalité de ces réponses se devine un vide paradoxal. Vide car il est indéfini. Paradoxal car il crée une chaleur intense.
          Ce troisième coeur a en effet de quoi inquiéter les Français. C’est sans doute là que réside notre incompréhensible permanence, notre entêtement proverbial. Pourquoi, contrairement à la nation normande ou bourguignonne, la nation bretonne a-t’elle survécu ? Bien sûr, on peut mettre en avant la langue, la musique et la culture écrite, mais on ressent confusément que ces raisons ne sont pas suffisantes. Il existe autre chose. La Bretagne a émergé à la fin de l’empire romain, dans une Europe qui se redessinait sous le chaos des invasions. La force mystérieuse qui présidait à sa naissance est toujours là, ou, peut-être, est-elle de nouveau là. Ce coeur barbare parle peu, lit peu, écrit peu. Il agite des drapeaux. Il zèbre les T-shirts de slogans rigolos. Comme les incendiaires de la Saint Sylvestre dans les banlieues, il ne met en avant aucune justification, aucune valeur défendable. Il affirme seulement une identité brute, instinctive, jubilatoire. Une identité hors cadre. Ce noyau identitaire fait appel à d’autres sens que les deux premiers noyaux : le toucher, le flair, le goût. Sans doute aussi la prémonition, le fameux sixième sens.
            Le noyau linguistique et le noyau culturel sont proches l’un de l’autre, et se sont accordés sur le symbolisme du "BZH". Aujourd’hui, le troisième noyau s’est trouvé son propre symbole, la petite bigoudène hilare de A l’aise Breizh.
         Tant que l’Europe continue à se construire, les deux premiers noyaux seront la source et la justification de l’autonomie bretonne. Nous y viendrons grâce à des hommes de raison et de culture. Mais d’autres scénarios ne peuvent plus être négligés. L’argent, carburant sociétal, est désormais moins disponible pour le collectif. Le moteur commence à cafouiller. Si l’enrayement de la machine France devient un jour réalité, d’autres meneurs se lèveront au nom de la Bretagne. Ils seront moins cultivés, moins scrupuleux, mais plus charismatiques que les bons pères de famille qui aujourd’hui nous guident. En cas de crise mondiale prolongée, ces nouveaux meneurs sauront faire du troisième coeur de l’identité bretonne ce que les mathématiciens nomment joliment, dans la théorie du chaos, un attracteur étrange.
JPLM

Retour
Mercuriale février 2009