Mercuriale de janvier 2009

« Une longue expérience politique m'a appris que lorsqu'un professeur ou un journaliste petit-bourgeois parle des grands idéaux de la morale,
il faut tenir fermement ses poches à deux mains ».    (Léon Trotsky. Défense du marxisme, 1940)

        Tenons fermement nos poches à deux mains : la République française veut nous refiler sa verroterie citoyenne et nous délester de nos exigences démocratiques.
           Depuis que "citoyen" est devenu un adjectif, il a décollé dans le vocabulaire, laissant le vieil adjectif "civique" dans la grisaille des obligations démodées. L’adjectif "citoyen" a tellement bien décollé que l’on peut apercevoir clairement, derrière le succès sémantique, la supercherie intellectuelle.

              L’adjectif "citoyen" se veut en compétition avec "responsable". Les deux termes n’ont pourtant rien à voir. Etre responsable, c’est faire des choix qui seraient indécidables par un ordinateur, qu’il s’agisse de celui d’une entreprise, d’une institution ou d'un État. La démarche citoyenne n’a rien d’une attitude authentiquement responsable. Elle se réfère à l’institution suprême telle qu’elle est définie dans la Constitution : La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Le fantasme citoyen est celui de la complétude, de l’absence de propositions indécidables. C’est la croyance, qui fut celle des totalitarismes, que le choix peut toujours se déduire d’un postulat initial, à la fois généreux, vrai et suffisant. La démocratie est plus modeste ; elle n’inventera jamais la machine à produire le bien public.

               L'adjectif citoyen se veut synonyme de social. L'évolution sémantique correspond au contraire à une dégradation de la pensée. Chez les hérauts de la pensée française, nous sommes passés de l'intellectuel engagé, que Sartre aura le mieux incarné, à l'intellectuel préoccupé, voué à l'entretien de la machine sociétale. La préoccupation citoyenne ne concerne pas le peuple, mais l'horlogerie de la République.

              L’adjectif citoyen voudrait porter des valeurs de liberté. C'est faux, archi-faux. La grande valeur citoyenne, c'est la soumission à des représentations collectives. Ceci est particulièrement vrai dans le domaine de l’histoire, où les mythes français servent de support et d’illustration à des préjugés d’un autre temps. L’attitude citoyenne est un repli frileux et paresseux sur les vérités officielles et sur elles seules. Ce consensus de soumission est un palliatif à l’absence d’esprit critique et de conscience individuelle.

          L’adjectif citoyen se voudrait proche du mot fraternité. Il en est très éloigné. La fraternité désigne la qualité de la relation directe et consentante entre deux êtres humains. la démarche citoyenne impose la référence obligatoire, plus ou moins trouble, au bien-être de l'institution. La relation entre individus est conditionnée par les exigences de la superstructure, ces exigences étant considérées comme des "valeurs".
            L’attitude citoyenne est une perversion et une inversion de la pensée démocratique des origines, telle qu’elle est formulée dans la Déclaration d’indépendance américaine :
"Nous tenons pour évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur.
Les gouvernements sont établis parmi les hommes pour garantir ces droits, et leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés. Toutes les fois qu'une forme de gouvernement devient destructive de ce but, le peuple a le droit de la changer ou de l'abolir et d'établir un nouveau gouvernement, en le fondant sur les principes et en l'organisant en la forme qui lui paraîtront les plus propres à lui donner la sûreté et le bonheur. "
           L'attitude citoyenne ne garantit pas les droits des hommes, mais demande aux hommes de garantir les droits des gouvernements, au nom de l' "État de droit".

           L'attitude citoyenne ressemble furieusement à ce qu'Étienne de La Boétie appelait au XVIème siècle la servitude volontaire. Face aux incertitudes et aux souffrances liées à la globalisation, aux révolutions technologiques, aux crises financières, l'attitude citoyenne est un havre de paix qui dispense de responsabilité dans les choix, évite les aléas de la liberté et écarte les déceptions de la fraternité.

         La démarche citoyenne appelle au retour vers les comportements anciens, l’abnégation et la soumission à l’État français, pour résoudre des questions nouvelles. Disons-le tout net : avec ces comportements anciens, c'est l'échec assuré. A chaque seconde jaillissent des écrans de télévision les illustrations de réussites sociales fondées sur la démarche inverse : la transgression, l’audace folle et la folle confiance en soi.

              "Si tu refuses ton propre combat, on fera de toi le combattant d'une cause qui n'est pas la tienne" disait Jean Rostand. La démarche citoyenne, c'est ce "on" sous sa forme la plus acceptable, la plus confortable et la plus paresseuse. C'est le refus de son propre combat.
                 Les communautés d’avenir comme la Bretagne doivent émerger autour de valeurs positives et volontaires : non pas la soumission à une autorité (fût-ce le Conseil régional...), mais l’adhésion à des projets collectifs en dehors des grilles administratives de la République française. La transgression, l’audace folle et la folle confiance en soi sont sans doute nécessaires.
JPLM

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