Mercuriale d'avril 2016
J’ai connu Belfast en 1976. J’y suis retourné en
2016. Quarante ans après.
On m’avait prévenu : "Tu verras, tout a
changé". Je craignais le pire. Bien sûr, le politiquement correct
m’oblige à préférer la paix à la guerre. Je craignais cependant que, au coup de
feu du sniper, ne succède l’étranglement par la consommation mondialisée. Je
craignais que l’incendie ne soit remplacé par la lumière blafarde des
télévisions.
Oui,
Belfast a changé.
Je n’ai pas revu ces visages farouches, ravagés
par la violence ou la misère. Ils témoignaient d'un vertige absolu, d'un drame
personnel que les mots n’auraient jamais pu exprimer.
L’inquiétant poste de police qui se dressait face
au cimetière de Milltown a disparu, rasé jusqu’aux fondations. Il n’en reste qu’une
pelouse.
Quelques immeubles rutilants ont remplacé les
petites maisons de briques de Beechmount.
Les voitures blindées ont changé de couleur. Elles
sont passées du kaki au blanc. La police a remplacé l’armée.
Il y a 40 ans, quand passait une patrouille de
soldats nerveux, le doigt crispé sur la détente de leur pistolet mitrailleur,
le moindre geste devait être contrôlé. Il ne fallait pas courir.
Aujourd’hui, l’ambiance
est plus détendue. A part les drapeaux ou les peintures murales, Falls road
pourrait être la rue principale d’un quartier ouvrier de n’importe quelle ville
industrielle du Royaume Uni.
Belfast a
changé. Mais j’ai été assez rassuré.
J’ai
retrouvé les Irlandais que j’aime. Le sens de
la répartie est toujours plus apprécié que le sens
des affaires. Ils ont
conservé cette bienveillance moqueuse qui est le fondement de
l’amitié. "On
devrait toujours être légèrement improbable" disait
Oscar Wilde, résumant
en une phrase le comportement national irlandais. "On devrait
toujours être légèrement arrogant"
résumerait assez bien le comportement national français.
Pour les Bretons, je vous laisse y
réfléchir. Renan ou Chateaubriand ont fait des
observations pertinentes sur
nous.
Chaque nation est un monument d’humanité. Je
plains ceux qui ne veulent voir que l’universel et qui pourtant se disent
humanistes.
Il y a quarante ans, la langue gaëlique était peu
présente à Belfast. Aujourd’hui, elle est partout dans les quartiers
républicains. Elle est devenue un élément important de l’identité. Elle se
répand vers le centre ville, dans les commerces et les pubs.
Les chants républicains s’entendent derrière les
murs du centre ville. J’ai entendu plusieurs fois "The broad black
brimmer" ou "The boys of the old brigade" en passant devant
un pub. L’identité culturelle irlandaise est passée à l’offensive.
Bobby Sands
n’est
plus seulement un combattant de
l’IRA, mort en 1981 lors d’une grève de la faim
qui a secoué l'Irlande. Il est célébré par
des
fresques murales. Ses poèmes et ses écrits sont partout.
Il est devenu le grand
héros moderne. Il ressemble de plus en plus à Patrick
Pearse, le héros de 1916.
Les héros irlandais ont cette particularité qu’ils
sont à la fois des
combattants, des visionnaires et des poètes.
La violence des marches orangistes du 12 juillet
hante toujours les catholiques. Pourtant, j’ai senti que quelque chose s’est
cassé dans Shankill Road, au cœur du quartier protestant. Les taxis
noirs des républicains y circulent librement. Les vendettas
meurtrières qui ont suivi les accords de paix de 1998 ont peut-être déstabilisé la
foi unioniste.
La marche
républicaine du dimanche de Pâques
Toujours cette foule bigarrée de dizaines de milliers
de personnes entre Divis Tower et le cimetière de Milltown. Ces visages où
prédominent les classes populaires, ces fiers visages de travailleurs. Un
peuple entier, d’hommes et de femmes, des enfants en poussettes jusqu'aux vieillards penchés. Un peuple est
autre chose qu’une somme d’individus qui obéissent à une démarche
citoyenne ou à des valeurs de la République.
C’est un
souffle collectif venu des profondeurs de la terre. C’est une
ferveur partagée. C’est une émotion qui fait
monter les larmes aux yeux et battre les cœurs. Venez à
Falls Road, le jour de
Pâques. Vous comprendrez ce qu’est un peuple et une nation.
En 1976, les volontaires de l’IRA, cagoulés et
armés, défilaient au cœur de la parade. Aujourd’hui, c’est la paix. Pour le
centième anniversaire de l’Insurrection, ils portent, à visage découvert,
l’uniforme des Volontaires de 1916.
Les fanfares, avec fifres et tambours, défilent
sur trois rangs. Dans la foule, quelqu’un y reconnaît un ami. Il le salue de
la main. L’autre lui envoie un signe de connivence.
Les familles de ceux qui sont morts à la guerre se
joignent au cortège. Elles défilent sur trois rangs, interminables, derrière
la fanfare du quartier. Un membre de la famille porte le portrait du disparu.
Dessous figure la date de son assassinat. Ils ne disent rien, mais sourient à
leurs amis.
Les jeunes du GAA, la Gaelic Athletic Association,
défilent en T-shirt ou en jogging. Les joueurs de hurling portent fièrement
leur batte de bois, qui peut se transformer en une arme redoutable.
Le défilé se termine par des discours au carré républicain
du cimetière de Milltown, là où sont enterrés les combattants de la liberté
irlandaise. Pour terminer, un volontaire lit la proclamation de
la république irlandaise de 1916.
Les Bretons
pour la première fois
A ma connaissance, c’est la première fois.
Nous avons rejoint la parade
et nous avons, nous aussi, défilé sur trois rangs,
avec nos bonnets rouges et nos gwen ha du. A nos côtés les
Basques
défilaient avec l’ikurrina, le drapeau basque.
JPLM

Mercuriale avril 2016