Mercuriale de janvier 2016
Le nationalisme breton : donner du sens
Le Front National,
premier parti en France. Siryza au
pouvoir en Grèce. Des nouveaux partis en Espagne et en Italie.
Les Européens
sont attirés par les mouvements "anti-système". Et les
minorités,
nationales ou religieuses ? Elles étaient
jusqu’à présent "sous-système",
refoulées dans la sphère privée. Elles explosent
désormais dans la sphère publique.
Gauche et droite traditionnelles, que les anti-systèmes d’autrefois
appelaient les "partis bourgeois", s'appliquent à discréditer les nouveaux venus, en collusion avec les grands
médias. La peur de l'inconnu sera-t'elle suffisante pour sauver l’ordre établi ?
Cet ordre s’est mis en place
il y a environ 500 ans. A
partir de la Renaissance, alors que tout ce qui était important
était sacré,
donc intouchable, les "modernes" ont cherché des explications.
La
question n’était plus "qu’est-ce que cela veut
dire ?" mais "comment ça marche ?".
L’alternative aux croyances officielles n’était
déjà plus le protestantisme, mais la démarche
rationnelle. La science a conquis
progressivement tous les territoires : celui de l’astronomie
avec Galilée,
de la biologie avec Darwin, de la psychologie avec Freud. Le Breton
Ernest
Renan s’est penché sur la vie de Jésus. Il a
plongé le fer de l’explication
dans le sanctuaire de la religion.
Le pic de la tension entre soif d’explications et soif de
significations a aussi été son dénouement. C’est le combat et la chute des deux
totalitarismes du XXème siècle, semblables dans leurs dévastations,
mais opposés dans leur moteur.
Avec le nazisme, tout redevient
significatif, symbolique de
quelque chose. C’est un retour au Moyen-Âge, avec la
différence que l’État
prend la place de Dieu au centre du sacré. En Allemagne, les
Lumières
s’éteignent. Plus à l’Est, le communisme
stalinien se veut le phare du monde.
Il donne, non pas des significations, mais des explications sur tout.
L’histoire s’explique par la science marxiste.
Lyssenko explique la génétique
végétale et rejette les travaux de Mendel comme
réactionnaires. Kondratieff,
dont les observations sur les cycles économiques ne
correspondent pas aux
explications préétablies, meurt en déportation.
Contrairement aux purges nazies
qui ne donnent pas la parole aux victimes, les procès staliniens
exigent des
accusés qu’ils contribuent à l’explication.
La victoire des deux alliés,
libéralisme et communisme, a
été la victoire des héritiers des Lumières.
Les nazis avaient reconstruit un
monde arbitraire et violent, saturé de symboles. Face à
eux se sont coalisés
les tenants de la modernité. Mais cette modernité
était déjà déclinante. Le capitalisme
avait fait dévier l’idéal libéral vers la
raison d’argent. Le stalinisme avait
fait dévier l’idéal communiste vers la raison
d’État.
Les nazis ne cherchaient pas à expliquer ou à justifier leur
brutalité. Dans l’univers de l’explication, le vainqueur traite le vaincu de
manière moins brutale. Mais la simple neutralisation ne suffit plus. Il faut trouver
des raisons. Il faut comprendre et juger.
La défaite a toujours été terrible. Dans un monde
d’explications, elle est devenue humiliante et par là même intolérable. A la
défaite se superpose la damnation par le jugement. Pour y échapper, le vaincu
refuse la raison du plus fort. Le rapport du fort au faible se transforme en un
rapport du fort au fou.
La raison du plus fort est en péril quand c’est non
seulement la force qui est contestée, mais aussi la raison. La raison d’État et
la raison d’argent sont confrontées à ce défi.
Dans le combat dissymétrique, comment le faible devient-il
le fou ? Ceux qui ne croient pas suffisamment en eux-mêmes s’en sortent
par la dérision, l’extravagance, l’alcoolisme ou le suicide. Les autres, les
plus énergiques, disposent de trois moyens : la violence, la création et
la démocratie primale.
Quelques nationalistes bretons ont suivi le chemin de la
violence. Pendant le dernier tiers du XXème siècle, le FLB, Front de
Libération de la Bretagne, a fait exploser des bombes. Les clandestins ont semé
l’inquiétude. D’autres, de par le monde, suivent cette voie en laissant des
traces bien plus sanglantes. La violence, selon le lieu, le temps ou les
circonstances, peut se révéler d’une étonnante efficacité ou d’une inutilité
tragique.
La création s’est manifestée en Bretagne dans tous les
domaines, celui des arts comme celui de l’entreprise. L’après-guerre a vu une
renaissance culturelle et économique remarquable. Un capital breton s’est
accumulé pour la première fois depuis le XVIIIème siècle. Ceux qui ont
connu l’après-guerre savent que la rage de créer était liée à la frustration du
vaincu, du plouc. Elle s’apparentait à une revanche. Interrogez les créateurs.
Au départ, toujours, quelque chose les a enragés. La démarche rationnelle ne
vient qu’après.
La démocratie primale est celle qui s’affranchit des
intérêts d’argent ou d’État. Au XVIIIe siècle, la raison était une arme contre
l’arbitraire. Au XXe siècle, Max Weber n’a plus cet enthousiasme. Il montre que
la rationalisation sans limite fait évoluer les organisations humaines vers la
bureaucratie.
En Bretagne, que ce soit à
Plogoff dans les années 70 ou
plus récemment avec le mouvement des Bonnets rouges, les experts
ont été contestés. Aux arguments rationnels
s’est opposée la
vision d’un avenir : une Bretagne sans nucléaire et
sans péage. Aux
arguments rationnels s’opposent aussi des symboles : le
lance-pierre à
Plogoff, le bonnet rouge contre l’écotaxe. Dans ces deux
cas, la vision et les
symboles ont été suffisamment puissants. Raison
d’argent et raison d’État ont
cédé devant la volonté populaire.
Nous en sommes arrivés à une situation à la fois analogue et
inverse de celle des hommes de la Renaissance et des Lumières. Ils devaient se
frayer un chemin dans un labyrinthe de significations arbitraires, apportées
par la religion, la monarchie absolue, les traditions aristocratiques.
Aujourd’hui, nous devons nous frayer un chemin dans un labyrinthe d’explications
complexes, de plus en plus inaccessibles. La tyrannie de l’explication exclut
l’homme ordinaire. Plutôt que d’avancer de nouvelles explications, il nous faut
casser le miroir à notre tour. Cette fois, c’est le miroir des Lumières, devenu
en vieillissant celui de la logique bureaucratique.
Le nationalisme breton est une aventure qui succède à la
raison d’argent et à la raison d’État. Les langues, les frontières historiques,
la volonté de "Vivre, décider et travailler en Bretagne" ont une signification.
Elles veulent dire quelque chose. Elles inspirent et interpellent. Elles
donnent un sens à l'existence individuelle et à l'existence collective.
Sans doute faut-il toujours se plier à l’exercice de
l’explication. Sans doute y a t’il dans toute libération nationale une raison
économique et une raison politique ; une raison d’argent et une raison
d’État. Mais, quand même, ne donnons pas trop d’importance aux experts et aux
raisonneurs compulsifs. Les temps changent. Apporter du sens peut avoir autant
d’importance que d’apporter des explications.
JPLM

Mercuriale janvier 2016