Statue du chevalier de la barre

Le Chevalier de la Barre

Icône de la libre pensée française

Enlevez votre chapeau quand vous passez devant sa statue


Le Chevalier de la Barre, âgé de vingt ans, a été torturé et exécuté en 1766 à Abbeville sous l'accusation de chansons paillardes, irrespect d'une procession de moines et lacération d'une statue en bois.
Nous allons cerner la personnalité et le destin de ce personnage, non par ce qu'en disent ses adversaires, mais par ce qu'en dit son défenseur, Voltaire. Sympa, non ?
Voltaire, cet inlassable pourfendeur de " l'infâme " nous parle de ce pauvre garçon dans 3 textes.
Le premier est la Relation de la mort du Chevalier de la Barre, lettre au marquis de Beccaria (1766). La seconde est l'article Torture du Dictionnaire Philosophique. La troisième est  Le cri du sang innocent  (1775), lettre écrite au nom de M. d'Etallonde, complice présumé du chevalier.

Des jeunes aristos bon chic bon genre

(...) Le chevalier de La Barre, petit-fils d'un lieutenant général des armées, jeune homme de beaucoup d'esprit et d'une grande espérance (...)
Voltaire / source 2

[M. d'Etallonde, accusé de complicité du chevalier de la Barre] : Né gentilhomme dans votre brave et fidèle province de Picardie, mon nom est d'Étallonde de Morival. Plusieurs de mes parents sont morts au service de l'État. J'ai un frère capitaine au régiment de Champagne. Je me suis destiné au service dès mon enfance (...)
Je savais déjà très bien l'allemand: frappé du mérite militaire des troupes prussiennes, et de la gloire étonnante du souverain qui les a formées, j'entrai cadet dans un de ses régiments. 
Ma franchise ne me permit pas de dissimuler que j'étais catholique, et que jamais je ne changerais de religion : cette déclaration ne me nuisit point, et je produis encore des attestations de mes commandants, qui attestent que j'ai toujours rempli les fonctions de catholique et les devoirs de soldat. Je trouvai chez les Prussiens des vainqueurs, et point d'intolérants. 
Le roi de Prusse, qui entre dans tous les détails de ses régiments, sut qu'il y avait un jeune Français qui passait pour sage, qui ne connaissait les débauches d'aucune espèce, qui n'avait jamais été repris d'aucun de ses supérieurs, et dont l'unique occupation, après ses exercices, était d'étudier l'art du génie
Voltaire / Source 3

Un garçon qui se fait entretenir par le clergé  

Il y avait dans Abbeville, petite cité de Picardie, une abbesse fille d'un conseiller d'État très estimé; c'est une dame aimable, de moeurs très régulières, d'une humeur douce et enjouée, bienfaisante, et sage sans superstition.  (...)
Elle fit venir chez elle dans ce temps-là, en 1764, le chevalier de La Barre, son neveu, petit-fils d'un lieutenant général des armées, mais dont le père avait dissipé une fortune de plus de quarante mille livres de rentes : elle prit soin de ce jeune homme comme de son fils, et elle était prête de lui faire obtenir une compagnie de cavalerie ; il fut logé dans l'extérieur du couvent, et madame sa tante lui donnait souvent à souper, ainsi qu'à quelques jeunes gens de ses amis.
Voltaire / Source 1

La généreuse Mme Feydeau de Brou, abbesse de Villancourt, élevait auprès d'elle un jeune homme, son cousin germain, petit-fils d'un lieutenant-général de vos armées, qui était à peu près de mon âge.
Voltaire / Source 3

Un naïf pris dans une intrigue amoureuse  

Note : Dans la Relation de la mort du Chevalier de la Barre (source 1), Voltaire confond Belleval avec Duval. Il rectifie dans Le cri du sang innocent  (source 3)
 
Il y avait dans Abbeville, petite cité de Picardie, une abbesse fille d'un conseiller d'État très estimé; c'est une dame aimable, de moeurs très régulières, d'une humeur douce et enjouée, bienfaisante, et sage sans superstition. 
Un habitant d'Abbeville, nommé Belleval, âgé de soixante ans, vivait avec elle dans une grande intimité, parce qu'il était chargé de quelques affaires du couvent: il est lieutenant d'une espèce de petit tribunal qu'on appelle l'élection, si on peut donner le nom de tribunal à une compagnie de bourgeois uniquement préposés pour régler l'assise de l'impôt appelé la taille. Cet homme devint amoureux de l'abbesse, qui ne le repoussa d'abord qu'avec sa douceur ordinaire, mais qui fut ensuite obligée de marquer son aversion et son mépris pour ses importunités trop redoublées. 
Elle fit venir chez elle dans ce temps-là, en 1764, le chevalier de La Barre, son neveu. (...)
Le sieur Belleval, exclu de ces soupers, se vengea en suscitant à l'abbesse quelques affaires d'intérêt. 
Le jeune La Barre prit vivement le parti de sa tante, et parla à cet homme avec une hauteur qui le révolta entièrement. Belleval résolut de se venger (...)
Voltaire / Source 1

Madame l'abbesse de Villancourt, monastère d'Abbeville, fille respectable d'un garde des sceaux estimé de toute la France presque autant que celui qui vous sert aujourd'hui si bien dans cette place, avait pour implacable ennemi un conseiller au présidial, nommé Duval de Saucourt. Cette inimitié publique, encore plus commune dans les petites villes que dans les grandes, n'était que trop connue dans Abbeville. Madame l'abbesse avait été forcée de priver Saucourt, par avis de parents, de la curatelle d'une jeune personne assez riche, élevée dans son couvent. 
Saucourt venait encore de perdre deux procès contre des familles d'Abbeville. On savait qu'il avait juré de s'en venger. 
On connaît jusqu'à quel excès affreux il a porté cette vengeance.
Voltaire / Source 2

  Un jeune étourdi qui "oublie momentanément les bienséances"  

(...) Belleval résolut de se venger ; il sut que le chevalier de La Barre et le jeune d'Étallonde, fils du président de l'élection, avaient passé depuis peu devant une procession sans ôter leur chapeau: c'était au mois de juillet 1765. Il chercha dès ce moment à faire regarder cet oubli momentané des bienséances comme une insulte préméditée faite à la religion.
(...) Le chevalier de La Barre n'avait pas nui à la société en disant une parole imprudente à un valet, à une tourière, en chantant une chanson. C'étaient des imprudences secrètes dont on ne se souvenait plus; c'étaient des légèretés d'enfant oubliées depuis plus d'une année, et qui ne furent tirées de leur obscurité que par le moyen d'un monitoire qui les fit révéler, monitoire fulminé pour un autre objet, monitoire qui forma des délateurs, monitoire tyrannique, fait pour troubler la paix de toutes les familles.(...)
Vous retrouverez encore ce même esprit qui fit mettre à prix la tête d'un cardinal premier ministre, et qui conduisait l'archevêque de Paris, un poignard à la main, dans le sanctuaire de la justice. Certainement la religion était plus outragée par ces deux actions que par les étourderies du chevalier de La Barre ; mais voilà comme va le monde.
Voltaire / Source 1

Lorsque le chevalier de La Barre, petit-fils d'un lieutenant général des armées, jeune homme de beaucoup d'esprit et d'une grande espérance, mais ayant toute l'étourderie d'une jeunesse effrénée, fut convaincu d'avoir chanté des chansons impies, et même d'avoir passé devant une procession de capucins sans avoir ôté son chapeau, les juges d'Abbeville, gens comparables aux sénateurs romains, ordonnèrent, non seulement qu'on lui arrachât la langue, qu'on lui coupât la main, et qu'on brûlât son corps à petit feu; mais ils l'appliquèrent encore à la torture pour savoir précisément combien de chansons il avait chantées, et combien de processions il avait vues passer, le chapeau sur la tête.
Voltaire / Source 2
Inscription sur la statue du chevalier de la Barre

(Récit de M. d'Etallonde) La conformité de nos études nous ayant liés ensemble, j'eus l'honneur d'être invité à dîner avec lui chez madame l'abbesse, dans l'extérieur du couvent, au mois de juin 1765. Nous y allions assez tard, et nous étions fort pressés; il tombait une petite pluie; nous rencontrâmes quelques enfants de notre connaissance; nous mîmes nos chapeaux, et nous continuâmes notre route. Nous étions, je m'en souviens, à plus de cinquante pas d'une procession de capucins. 
Saucourt, ayant su que nous ne nous étions point détournés de notre chemin pour aller nous mettre à genoux devant cette procession, projeta d'abord d'en faire un procès au cousin germain de madame l'abbesse. C'était seulement, disait-il, pour l'inquiéter, et pour lui faire voir qu'il était un homme à craindre. 
Mais ayant su qu'un crucifix de bois, élevé sur le pont neuf de la ville, avait été mutilé depuis quelque temps, soit par vétusté, soit par quelque charrette, il résolut de nous en accuser, et de joindre ces deux griefs ensemble.
Voltaire / Source 3

Des chansons paillardes du style " Jeanneton prend sa faucille "

(Dépositions du 28 septembre 1765 ) Le même jour, Antoine Watier, âgé de seize à dix-sept ans, dépose avoir entendu le sieur d'Étallonde chanter une chanson dans laquelle il est question d'un saint qui avait eu autrefois une maladie vénérienne, et ajoute qu'il ne se souvient pas du nom de ce saint. Le sieur d'Étallonde proteste qu'il ne connaît ni ce saint ni Watier. 
 
 (Dépositions du 5 décembre 1765) Marie-Antoinette Leleu, femme d'un maître de jeu de billard, dépose que le sieur d'Étallonde a chanté une chanson dans laquelle Marie-Magdeleine avait ses mal-semaines.
Il est bien indécent d'écouter sérieusement de telles sottises; et rien ne démontre mieux l'acharnement grossier de Duval Saucourt et de Broutel. Si Magdeleine était pécheresse, il est clair qu'elle était sujette à des mal-semaines, autrement des menstrues, des ordinaires. Mais si quelque loustig d'un régiment, ou quelque goujat, a fait autrefois cette misérable chanson grivoise, si un enfant l'a chantée, il ne paraît pas que cet enfant mérite la mort la plus recherchée et la plus cruelle, et périsse dans des supplices que les Busiris et les Néron n'osaient pas inventer.
Voltaire / Source 3

Les icônes de l'athéisme contemporain étaient des chrétiens soumis !

Ma franchise ne me permit pas de dissimuler que j'étais catholique, et que jamais je ne changerais de religion (...)

On interroge de surcroît le sieur Moinel sur les mêmes articles; et le sieur Moinel répond que non seulement le chevalier de La Barre et le sieur d'Étallonde n'ont point passé devant la procession, et ne se sont point couverts par impiété; mais qu'il a passé plusieurs fois avec eux devant d'autres processions, et qu'ils se sont mis à genoux. 
Voltaire / Source 3

Le héros n'est que la victime d'une minable machination

Il [Belleval/Duval] chercha dès ce moment à faire regarder cet oubli momentané des bienséances comme une insulte préméditée faite à la religion.
Tandis qu'il ourdissait secrètement cette trame, il arriva malheureusement que, le 9 août de la même année, on s'aperçut que le crucifix de bois posé sur le pont neuf d'Abbeville était endommagé, et l'on soupçonna que des soldats ivres avaient commis cette insolence impie. 
Le sieur Belleval, voyant les esprits échauffés, confondit malicieusement ensemble l'aventure du crucifix et celle de la procession, qui n'avaient aucune connexité. Il rechercha toute la vie du chevalier de La Barre : il fit venir chez lui valets, servantes, manoeuvres; il leur dit d'un ton d'inspiré qu'ils étaient obligés, en vertu des monitoires, de révéler tout ce qu'ils avaient pu apprendre à la charge de ce jeune homme.
Voltaire / Source 1

Qui, dis-je, fut le troisième juge avec Duval? Un marchand de vin, de boeufs et de cochons, un nommé Broutel, qui avait acheté dans la juridiction un office de procureur, qui avait même exercé très rarement cette charge; oui, encore une fois, un marchand de cochons, chargé alors de deux sentences des consuls d'Abbeville contre lui, et qui lui ordonnent de produire ses comptes. Dans ce temps-là même il avait déjà un procès à la cour des aides de Paris, procès qu'il perdit bientôt après : l'arrêt le déclara incapable de posséder aucune charge municipale dans votre royaume. (...)
Saucourt et Broutel avaient déterré une sentence rendue, il y a cent trente années, dans des temps de troubles en Picardie, sur quelques profanations fort différentes. Ils la copièrent; ils condamnèrent deux enfants.

Voltaire / Source 3

Jusqu'au bout, puérilité et préjugés de caste  

Tout ce que je sais par les lettres d'Abbeville, c'est qu'il monta sur l'échafaud avec un courage tranquille, sans plainte, sans colère, et sans ostentation: tout ce qu'il dit au religieux qui l'assistait se réduit à ces paroles: " Je ne croyais pas qu'on pût faire mourir un gentilhomme pour si peu de chose. " 
Voltaire / Source 1

Un crime couvert non par le clergé, mais par la paresse des fonctionnaires du Parlement de Paris  

Il n'y a point en France de loi expresse qui condamne à mort pour des blasphèmes. L'ordonnance de 1666 prescrit une amende pour la première fois, le double pour la seconde, etc., et le pilori pour la sixième récidive. (...)
Lorsque la nouvelle de sa mort fut reçue à Paris, le nonce dit publiquement qu'il n'aurait point été traité ainsi à Rome, et que s'il avait avoué ses fautes à l'Inquisition d'Espagne ou de Portugal, il n'eût été condamné qu'à une pénitence de quelques années.
Voltaire / Source 1

Grâce aux monitoires, reste odieux de l'ancienne procédure de l'Inquisition, Saucourt et Broutel avaient fait entendre cent vingt témoins, la plupart gens de la lie du peuple; et de ces cent vingt témoins, il n'y en avait pas trois d'oculaires. Cependant il fallut tout lire, tout rapporter cette énorme compilation, qui contenait six mille pages, ne pouvait que fatiguer le Parlement, occupé alors des besoins de l'État dans une crise assez grande.
Voltaire / Source 3

Ce brave garçon a été réhabilité en 1791, 25 ans après. C'est tout à fait normal. Bravo.
Mais arrêtons de fantasmer sur ce jeune aristocrate BCBG.
Le chevalier de la Barre est un loser, comme Sade. Il est le jouet des événements. Il est passif. Ce n'est pas un précurseur, ni une icône de la liberté de penser. Ce n'est que la pauvre victime d'une machination dans laquelle l'amoureux éconduit de sa tante a manipulé tout le monde, clergé, juges, population.
Il faut arrêter de prendre les vessies de l'aristocratie déclinante pour les lanternes de la liberté populaire.
 
Bien sûr, on peut gloser sur le crime. Crime d'État , sur pression de l'idéologie dominante. En 1766, l'idéologie cléricale est dominante. Mais au sang du pauvre chevalier qui crie vengeance, L'Église pourrait opposer le sang de centaines d'autres pauvres gens, torturés et guillotinés moins de trente ans plus tard du fait de la nouvelle idéologie dominante, anti-religieuse cette fois.
S'il fallait ériger des statues à toutes les victimes des idéologies dominantes, la dette publique serait colossale et on ne pourrait plus circuler sur les trottoirs.

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