André Gide

André Gide (1869 - 1951)


Le texte suivant d’André Gide, extrait de son journal, est régulièrement évoqué et commenté, mais jamais cité in-extenso. Le voici donc
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24 Janvier 1914
Hier, j'avais quitté Auteuil de bon matin pour passer au Mercure, au Théâtre et à la Revue. Je pensais déjeuner avec Paul A. Laurens, et, ne l'ayant point trouvé à son atelier, faisais les cent pas devant le 126 du boulevard Montparnasse à l'attendre. Au lieu de Paul, c'est Léon Blum qui m’est amené ; pour esquiver une invitation à déjeuner avec M. j'ai cru expédient de l'inviter tout aussitôt. Je n'étais pas rasé ; après une nuit d'insomnie, ou plutôt constamment réveillé par la chatte malade, je m'étais levé plein de migraine. Je me sentais laid, terne et bête ; et comme Blum est de cette sorte d'esprits précis qui congèlent le mien à distance et dont l'éclat lucide le maintient en état de constriction et le réduit à l'impuissance - je n'ai rien dit, durant tout le repas, que de niais.
Repensant cette nuit à la figure de Blum — à laquelle je ne puis dénier ni noblesse, ni générosité, ni chevalerie, encore que ces mots, pour s’appliquer à lui, doivent être déviés sensiblement de leur vrai sens — il me paraît que cette sorte de résolution de mettre continûment en avant le Juif de préférence et de s'intéresser de préférence à lui, cette prédisposition à lui reconnaître du talent, voire du génie, vient d'abord de ce qu'un Juif est particulièrement sensible aux qualités juives ; vient surtout de ce que Blum considère la race juive comme supérieure, comme appelée à dominer après avoir été longtemps dominée, et croit qu'il est de son devoir de travailler à son triomphe, d'y aider de toutes ses forces.
Sans doute entrevoit-il le possible avènement de cette race. Sans doute entrevoit-il dans l'avènement de cette race la solution de maints problèmes sociaux et politique. Un temps viendra, pense-t-il, qui sera le temps du Juif ; et, dès à présent, il importe de reconnaître et d'établir sa supériorité dans tous les ordres, dans tous les domaines, dans toutes les branches de l'art, du savoir et de l'industrie. C'est une intelligence merveilleusement organisée, organisante, nette, classificatrice et qui pourrait, dix ans après, retrouver chaque idée exactement à la place où le raisonnement l’avait posée, comme on retrouve un objet dans une armoire. Encore qu'il soit sensible à la poésie, c'est le cerveau le plus anti-poétique que je connaisse ; je crois aussi que, malgré sa valeur, il se surfait un peu. Sa faiblesse est de le laisser voir. Il aime à se donner de l'importance; il veut être le premier à avoir reconnu la valeur d'un tel; il dit, parlant du petit Franck : «J'ai dû te l'envoyer dans le temps» ; et, en parlant de Claudel : « C'était le temps où nous n'étions, avec Schwob, que quelques-uns à l’admirer. » II dit encore : « Que T. aille donc trouver de ma part le maître d'armes X. qui lui donnera de bons conseils. » II ne vous parle qu'en protecteur. A une répétition générale, dans les couloirs d'un théâtre où il vous rencontre par hasard, il vous prend par la taille, par le cou, par les épaules, et, ne l'eût-on pas revu de douze mois, donne à croire à chacun qu'il vous a quitté la veille et qu'on n'a pas de plus intime ami.
Pourquoi parler ici de défauts ? Il me suffit que les qualités de la race juive ne soient pas des qualités françaises ; et lorsque ceux-ci (les Français) seraient moins intelligents, moins endurants, moins valeureux de tous points que les Juifs, encore est-il que ce qu'ils ont à dire ne peut être dit que par eux, et que l'apport des qualités juives dans la littérature, où rien ne vaut que ce qui est personnel, apporte moins d'éléments nouveaux, c’est-à-dire un enrichissement, qu'elle ne coupe la parole à la lente explication d'une race et n'en fausse gravement, intolérablement, la signification.
Il est absurde, il est dangereux même de nier les qualités de la littérature juive; mais il importe de reconnaître que, de nos jours, il y a en France une littérature juive, qui n'est pas la littérature française, qui a ses qualités, ses significations, ses directions particulières. Quel admirable ouvrage ne ferait-il pas et quel service ne rendrait-il pas aux Juifs et aux Français, celui qui écrirait l'histoire de la littérature juive — une histoire qu'il n'importerait pas de faire remonter loin en arrière; du reste, et à laquelle je ne verrais aucun inconvénient de réunir et de mêler l'histoire de la littérature juive des autres pays, car c'est la même. Cela mettrait un peu de clarté dans nos idées et retiendrait, sans doute, certaines haines, résultats de fausses classifications.
Il y aurait encore beaucoup à dire là-dessus. Il faudrait expliquer pourquoi, comment, par suite de quelles raisons économiques et sociales, les Juifs, jusqu'à présent, se sont tus. Pourquoi la littérature juive ne remonte qu’à plus de vingt ans, mettons cinquante peut-être. Pourquoi, depuis ces cinquante ans, son développement a suivi une marche si triomphante. Est-ce qu’ils sont devenus plus intelligents tout à coup ? Non. Mais auparavant, ils n’avaient pas le droit de parler ; peut-être n’en avaient-ils même pas le désir, car il est à remarquer que de tous ceux qui parlent aujourd’hui, il n’en est pas un qui parle par besoin impérieux de parler, — je veux dire pour lequel le but dernier soit la parole et l'œuvre, et non point l'effet de cette parole, le résultat matériel ou moral. Ils parlent parce qu'on les invite à parler. Ils parlent plus facilement que nous parce qu'ils ont moins de scrupules. Ils parlent plus haut que nous parce qu'ils n'ont pas les raisons que nous avons de parler parfois à demi-voix, de respecter certaines choses.
Je ne nie point, certes, le grand mérite de quelques œuvres juives, mettons les pièces de Porto-Riche par exemple. Mais combien les admirerais-je de cœur plus léger si elles ne venaient à nous que traduites ! Car que m'importe que la littérature de mon pays s'enrichisse si c'est au détriment de sa signification. Mieux vaudrait, le jour où le Français n'aurait plus force suffisante, disparaître, plutôt que de laisser un malappris jouer son rôle à sa place, en son nom.

         On a voulu faire de ce texte une marque de l’antisémitisme de Gide. C’est possible, mais il existe une autre explication. Le texte éclaire plutôt ce que l’on appellerait aujourd’hui un "communautarisme français". C’est la préoccupation, face à une identité affirmée, -ici le Juif- de retrouver ce qui fait authentiquement l’identité française.
         Cette préoccupation a longtemps poursuivi l’auteur des Nourritures Terrestres. Ainsi s'exclamait-il avec stupeur :
"On songe avec tristesse que si, par quelque hasard, on les rapprochait, le paysan normand que je connais et l'homme du midi que je connais ne pourraient même pas se comprendre. Pourtant ils sont français tous les deux."
         Eh oui, pourtant ils sont français…

    Gide sait que l'identité française est née de fusions et d'extinctions de cultures premières. Sous la Troisième République triomphante, ses contemporains pensent que le phénomène est irréversible et total. Gide fait le constat lucide qu'il n'est pas total, et qu'il ne produit même pas l'attirance qui le rendrait irréversible. Il cherche alors quelle pourrait être la base arrière, le sanctuaire de l'identité française. Il cherche à le dégager des prétentions englobantes et de l'ornière universaliste.
       Ce sanctuaire a existé, au siècle de Louis XIV, de Corneille et de Molière. Il existe dans des cerveaux comme le sien. Mais celà ne crée pas une identité collective. La culture française donne une distinction ; elle ne crée pas une conjonction, une communauté.
      Cette absence explique en partie l'arrogance de la culture française à l'égard des cultures "régionales". C'est la frustation d'avoir voulu être universelle, et de ne plus être qu'indéfinissable.



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Contreculture / Gide version 1.0