Mercuriale de novembre 2015
Que signifie la révolte contre les normes ?
« L’artisanat
sauvera l’humanité » (Albert Einstein)
Le mouvement des Bonnets rouges a été une réaction bretonne face
aux pertes d’emplois chez Doux, Tilly, Gad, Marine Harvest, ainsi que dans les petites
entreprises. La révolte s’est cristallisée sur l’écotaxe.
Dès le début du mouvement, il s’est aussi exprimé un
ras-le-bol contre les normes administratives.
Que signifie ce rejet ? De prime
abord, on pense à une revendication
d’artisans et d’agriculteurs arriérés,
incapables de s’adapter à la modernité et aux
demandes
sociétales. Toutefois, quand on se met à
l’écoute du monde du travail, on
s’aperçoit que ce ras-le-bol concerne désormais de
nombreux secteurs. Les
enseignants, les chercheurs, les professionnels du social et ceux de la
santé, tant
du secteur public que du secteur privé, se plaignent d’être
empêtrés dans des contraintes
administratives qui les éloignent de leur métier. Leur
parole et leur conscience
professionnelle n’ont plus aucune valeur ; seul compte le
respect des
consignes. La conformité a précédence sur la
compétence. L’excellence, la vraie
innovation, tout ce qui est hors-norme est devenu suspect.
Les normes et les procédures correspondent à une
production industrielle standardisée. Un bon produit industriel
est fabriqué
selon de bonnes procédures. Ce n’est pas le cas d’un
bon produit artisanal.
Celui-ci est le fruit du savoir-faire de l’artisan. Il
n'a rien à voir avec l'obéissance à des
procédures impersonnelles, venues d’on ne sait où.
Les normes sont inhérentes
à la société de consommation.
Elles procèdent d’une louable intention de protéger
le consommateur. Les normes sont la clé du bien-être de
l'homme-numéro, citoyen anonyme d'une société de masse. Ce
n’est pas le
cas dans une communauté d’hommes concrets,
liés entre eux par une histoire, une
fierté, des rêves, un territoire, une culture, une
confiance.
On touche ici la différence
faite par Hannah Arendt entre "l’œuvre" et le "travail".
L’œuvre a une utilité
sociale ; elle contribue à construire le monde. Dans la
société de
consommation, le travail produit des marchandises destinées
à être détruites, consommées.
La distinction entre le travail et l’œuvre éclaire
l’existence de deux univers
de vie. D’une part celui des travailleurs
"aliénés", qui ont perdu
le lien avec ce qu’ils contribuent à produire. De
l’autre, ceux qui ont
conservé ce lien, qui se sentent responsables et fiers de leur
production. Les
deux catégories de travailleurs n’ont pas les mêmes
réactions, ni la même
approche de l’activité qui leur permet de vivre.
Curieusement, la question des normes
provoque les
affrontements les plus irréconciliables chez ceux qui ont le
mieux observé les
ravages de l’industrialisation : les écologistes. II
y a parmi eux les
partisans les plus acharnés de l’humanisme, porté
par l’artisanat, la petite
paysannerie, le respect des environnements naturels et humains.
C’est aussi chez eux que l’on trouve l'inverse : ceux qui adhèrent à une mystique de la
réglementation sociale ou écologique, sans égard
pour les conséquences humaines.
Les agriculteurs bretons ont appris à les différencier.
En fait, la réaction face aux
normes n’est pas idéologique,
mais sociologique. L’attrait pour les normes
générales est un trait culturel lié
à la vie au sein des grandes masses : administrations ou
grandes entreprises, métropoles,
grandes nations. Cet attrait est particulièrement vif en France.
Ce pays a
connu la gloire aux XVIIIe et XIXe siècles, en des temps
où l’universalisme se
réinventait à l'extérieur de l'église, dans
les législations et les institutions publiques. Relativiser les
normes est un comportement contraire aux "Lumières".
L’impossibilité de
régionaliser l’écotaxe est un exemple
particulièrement
convaincant de la rigidité globalisante, devenue vertu
"citoyenne". La difficulté française à
expérimenter localement, à régionaliser
l'enseignement, ou à accepter les langues minoritaires, fournit
d'autres exemples.
Le refus des normes et des
procédures a un parfum pré-industriel. Toutefois, il
serait
imprudent d’en faire une revendication
d’arrière-garde. Cela pourrait être une
revendication d’avant-garde. Voici deux raisons.
1 - La société de
production industrielle et de consommation
de masse ne sera pas éternelle. Elle correspond à une
période historique, à des
technologies et à des média spécifiques.
Aujourd’hui, les technologies et les media changent. La
production et le
marché se déstructurent lentement sous l’effet de
ce que l’on nomme l’ubérisation. Les nouvelles économies de
partage sont fondées sur la confiance plutôt que sur les normes. Les premiers
supermarchés, en mettant les produits à portée de main du client, ont su
transformer la confiance en profit. Désormais se multiplient les associations
et les entreprises qui, à leur tour et dans un autre cadre, transforment la confiance en profit :
circuits courts, systèmes d’échanges locaux, monnaies complémentaires, crowdfunding,
covoiturage, prêt d’appartements, etc.
2 - Il y a plusieurs années,
Joseph Tainter a théorisé
l’effondrement des sociétés complexes. Il a
montré que la complexité finit par
avoir des rendements négatifs. La complexité peut avoir
des objectifs
louables : plus de justice, d’égalité, de
protection des populations.
L’accumulation de normes, supportable en période de
prospérité, devient
mortelle en période de décroissance. Le
système
de normes, qui faisait fonctionner la société de
façon ordonnée, n’est plus supportable pour des
raisons économiques, sociales
ou écologiques. L’effondrement
est une façon un peu dramatique pour qualifier une perte de complexité sociale. Depuis Tainter, de nombreux ouvrages ont
été écrits sur la
non-durabilité des sociétés complexes. L’effondrement de la Grèce, pays
européen centralisé comme la France, illustre
l'échec des organisations pyramidales, fussent-elles bien
intentionnées.
Au XVIe siècle, la
Bretagne a raté le tournant de la Renaissance ; elle y a perdu
sa souveraineté. L'imprimerie date de cette époque. Elle a permis de standardiser
l'information.
Au XVIIIe siècle, la Bretagne a subi la
Révolution française. La République a
standardisé les individus. Elle en a fait des citoyens égaux.
La Bretagne a été passive
pendant la Révolution industrielle, au XIXe siècle. Les
produits du travail humain y sont devenus des marchandises
standardisées.
Historiquement, on le voit, les
Bretons ne sont pas doués pour la normalisation, même
quand ils y croient.
Aujourd'hui, les bouleversements
technologiques, économiques et sociaux font chanceler les sociétés occidentales. La
réaction anti-norme
est le signe
avant-coureur d'un effondrement ou d’une
révolution différente des précédentes.
Les Bretons doivent s'y préparer. Cette fois-ci, ils ont des
atouts.
JPLM

Mercuriale novembre 2015