MERCURIALE DE JANVIER 2013
Valeurs communautaires et valeurs civiques
Il fut un temps où il était de bon
ton de dire : "Tout est politique". L’idéal social
était de disposer d'institutions protectrices, assurant
à tous les revenus, la sécurité,
l’éducation et le reste. C’était Big Brother devenu ange gardien, Léviathan
qui aurait muté en Shrek, le gentil ogre. On ne voyait plus que le
côté lumineux de la Force. Les plus fervents du
tout-politique s’irritaient de voir que des initiatives
privées comme les Restaurants du cœur s’arrogeaient des prérogatives qui auraient dû être du domaine public.
Les choses ont changé
à partir des années 80 avec le déclin de
l’univers
communiste, qui était l’univers le plus politisé.
Le mouvement Solidarnosc en Pologne a fait émerger une réflexion sur la société civile en tant qu’alternative à la classe politique,
lorsque celle-ci, pour différentes raisons, est
inopérante. A la même époque à Prague,
Vaclav Havel voyait dans la société civile les forces qui permettraient à la société post-totalitaire de se recomposer.
L’Unesco a tenté de
définir la société civile comme l’ensemble
des forces permettant une auto-organisation de la
société, en dehors du cadre politique et du cadre
marchand.
Pour des raisons géographiques
évidentes, les Bretons sont éloignés des
lieux réels du pouvoir politique, qu’ils soient
français ou européens. Certes, nous pouvons jouer
l’un des pouvoirs contre l’autre. Les Bretons ne se privent pas du
plaisir d’être plus européens que les autres, dans le seul but
d’être moins français. Mais au-delà de ces
manœuvres, il faut bien admettre que les forces de notre
société civile sont un des seuls atouts dont nous
disposons pour nous organiser à notre gré. Notre salut ne
viendra pas de l'extérieur, y compris de Strasbourg ou de
Bruxelles.
Le post-modernisme a
entraîné en Occident un déclin des institutions.
Nous pouvons le déplorer, critiquer l’excès
d’individualisme qui a mené à cette situation,
maudire ceux qui en profitent. Mais nous devons aussi nous apercevoir
que cette situation crée une opportunité pour la
Bretagne. Lorsque la marée descend, elle laisse apparaître
des rochers jusque-là invisibles. L’affaiblissement du
pouvoir politique permet à la société civile
bretonne d’émerger.
Entre le monde institutionnel et la
société civile, il y a un malentendu. Les institutions
imaginent qu’elles impulsent une dynamique et que rien ne se
ferait sans elles. La société civile n’en croit
rien ; ce qu’elle demande aux institutions publiques,
c’est seulement qu’elles permettent, qu’elles ne
bloquent pas. Le "représentant élu" croit être un
"acteur", ce qu'il n'est pas dans un univers libéral. La
différence peut être illustrée par
l’écart entre la marque "Produit en Bretagne", née
dans la société civile, et la marque "Bretagne",
créée plus de quinze ans plus tard par les
institutions et subventionnée à mort, sans aucun profit
pour les emplois.
Les Bretons entretiennent une
conception particulière du rapport entre la
société civile et les institutions publiques. Lorsque
nous lisons les journaux, nous pouvons constater que nos élus
sont moins cyniques qu’ailleurs. Ce ne sont pas eux qui disent,
en se croyant très fins, "les promesses n'engagent que ceux qui
y croient". D’autre part, les
carambouilles avec l’argent public existent, mais elles sont moins fréquentes
que dans d’autres régions comme Paris ou la Côte
d’Azur. La probité statistiquement supérieure de
nos élus s’explique peut-être par notre tradition
catholique. Tout comme le prêtre est un intermédiaire
obligé entre le peuple et Dieu, l'élu breton se
considère comme un intermédiaire entre le peuple et la
République. Il s’impose de ce fait une certaine retenue.
En compensation, la plupart d’entre eux sont très
chatouilleux sur leur légitimité, qu’ils
considèrent comme incontestable.
L’observation de la
société bretonne me fait penser que nous avons
conservé de nos ancêtres Chouans une difficulté
à passer du prêtre de Dieu à l’élu de
la République. La modestie bretonne nous oblige peut-être
à considérer que celui que nous avons choisi
par nous-mêmes ne mérite pas une pleine confiance. Ce qui nous
plaisait dans la religion catholique, c’était que le
berger se veuille au service de son troupeau, tout en lui étant
supérieur. Avec les élus du peuple, le plus souvent
dépassés par les savoirs et les événements,
sélectionnés parce qu'ils sont moyens en tout, parce
qu'ils sont non pas supérieurs mais acceptables, ce paternalisme inversé n’est plus possible.
Pour bien différencier les
valeurs sur lesquelles fonctionne la société civile par
rapport aux valeurs du monde politique et institutionnel, voici
quelques réflexions. Le trait est grossi volontairement, afin de
faire apparaître clairement les différences.
Les solidarités. Les institutions les considèrent comme
supplétives à l'aide sociale publique alors que, pour la
société civile, elles sont centrales.
Le bénévolat.
Cette valeur s'est malheureusement estompée par l'habitude,
prise par les associations, de s'appuyer sur des permanents
subventionnés par l’argent public.
L'autodéfense. Conserver ou renforcer ses réflexes de survie, individuellement ou collectivement, permet de considérer la Police Nationale comme un élément complémentaire et non comme le seul garant de la tranquillité publique.
Les arrangements gagnant-gagnant. Ils remettent en cause la croyance qu'une justice extérieure est forcément performante.
L'audace et la créativité.
Elles remettent en cause l'ordre établi et les
réglementations. A ce titre, malgré la langue de bois des
discours officiels, elles sont toujours suspectes aux yeux des
institutions lorsqu'elles sont réelles.
La fierté. Elle entretient une proximité avec l'insoumission aux lois.
La confiance. Elle
conduit à créer des circuits courts et donc à
court-circuiter les intermédiaires
publics qui vivent de la défiance.
Malgré le politiquement
correct républicain, la Bretagne saura-t’elle miser sur
les valeurs communautaires plutôt que sur les
valeurs civiques ?
JPLM

Mercuriale janvier 2013