MERCURIALE DE JUIN 2012
Démocrates et Républicains
Jusqu’à
présent, le monde politique ne connaissait qu'une
seule
ligne de faille, celle qui sépare la droite de la gauche.
Certes, cette distinction pouvait être considérée
comme
universelle avant la chute du mur de Berlin. Au temps de la
dénonciation, soit du bagne soviétique, soit de
l'impérialisme américain, le monde entier était
d'un bord ou de l'autre.
Aujourd'hui, le concept s'est replié sur l'Europe occidentale.
Peut-on analyser en termes de droite ou de gauche les régimes
russe, chinois, iranien, syrien ? Personne ne songe à le faire.
Et les revendications écossaises, irlandaises ou catalanes ? Et
l'écologie ? La dichotomie droite-gauche est toujours
pertinente, mais perd progressivement son monopole et même sa
centralité. Gauche et
droite continuent à fonctionner, non plus comme une
adhésion à un système de valeurs, mais
comme marqueur identitaire ou sociologique.
Les élections
présidentielles nous ont révélé de nouvelles lignes de
faille, génératrices de nouvelles identités politiques. D'un côté, ceux qui croient que la
société politique peut
sauver ou régénérer la société
civile. De l'autre, l'inverse : ceux qui pensent que la
société civile
peut sauver ou régénérer la société
politique. Qu'ils soient de droite ou de gauche, les modérés
poussent la société civile à se mettre en mouvement, à créer des emplois,
à consommer, à se réorganiser. Les extrêmes attendent des institutions un contrôle sur l’économie, la
fiscalité, les flux migratoires, afin
de changer autoritairement la société. Les noms de
"modérés" et d' "extrêmes" sont des noms
provisoires ; ils ne conviennent ni aux uns, ni aux autres. Nous nous
rapprochons de la différence que font les Américains
entre démocrates, optimistes sur les ressorts d'une société civile multicolore, et républicains,
méfiants envers la société civile et plus enclins
à faire confiance aux grandes institutions, privées ou
publiques.
En France, les
"extrêmes" se disputent la pureté du républicanisme. Front N et Front G
portent les valeurs de la république laïque et indivisible
comme d'autres portaient autrefois le Saint-Sacrement. Ils gagnent du
terrain, ce qui fait penser que le scénario de
l’effondrement institutionnel, qui est leur hantise, est une crainte de plus
en plus partagée.
Lors
des élections législatives, nous aurons sans doute
l’occasion de constater
encore plus clairement les nouvelles lignes de rupture. Elles
n’épargneront pas
le mouvement breton. Espérons que nos "modérés"
sauront faire jouer les ressorts
spécifiques de notre société civile.
Espérons que nos "extrêmes" arracherons plus de pouvoirs
pour les institutions bretonnes.
Ces évolutions se font dans le
contexte d'une crise multiforme. Donnons-nous le droit d’approcher celle-ci
d’un point de vue breton.
Nous
avons vécu jusqu’à présent dans la Galaxie
Gutenberg. Depuis la Renaissance, nous avons été
dominés par un média particulier, le livre. Comme
l’enseignait le sociologue Marshall Mac Luhan, le media,
c’est le message. Et
le message que délivrait le media imprimé était le
suivant : le savoir est
normalisé et accessible à tous. La galaxie Gutenberg a permis l’éclosion de la démocratie
représentative, de l’état-nation, de la production industrielle. Il a permis
aussi que les éléments les plus dynamiques de la société se rassemble autour
d’écrits, dans des sociétés de pensée.
Parmi ces sociétés il y eut d’abord les
protestants, rassemblés autour de la
Bible, accessible par l’imprimerie à un grand nombre de
lecteurs. Au XVIIIe
siècle, les sociétés de pensée ont fait
mûrir les idées libérales, qui ont
abouti à la Révolution française. A partir du XIXe
siècle, les sociétés de pensée
sont devenues des partis, des congrégations, des sectes, des
obédiences, des groupes idéologiques.
Aujourd’hui,
on voit émerger les "Think-Tanks". S’agit-il de
sociétés de
pensée ? Oui et non. Ils mélangent la
réflexion, la prospective et
l’action. Ils rassemblent des personnes qui ne communient pas
forcément dans le
même corpus d’idées et de références
livresques. Les Think-Tanks ressemblent plus à des tribus ou
à des
communautés virtuelles qu’à des églises ou
des partis politiques.
En
fait, les nouveaux medias nous font quitter progressivement la galaxie
Gutenberg. Nous passons des sociétés de pensée aux
sociétés de projet.
Celles-ci sont des communautés non durables, consommant
énormément d’énergie,
instables. Les unes manquent complètement
d’éthique, d’autres en ont à
revendre. Leur force n’est pas dans l’unité ou la
durée, mais dans les affinités électives
et les liaisons dangereuses. Contrairement aux sociétés
de pensée, elles ne
proposent pas une perspective claire sur l’avenir, mais des
sensations fortes.
Elles apparaissent dans les domaines économiques, politiques,
culturels, se
moquant des schémas établis et des règles. Elles
naissent lors d’une échéance
électorale, elles créent une entreprise ou un lobby,
elles chassent en meute.
Elles réclament le droit à
l’expérimentation. Elles irriguent les réseaux
sociaux, qui contribuent d’ailleurs à les susciter.
La
crise est un écosystème qui ne permet pas le temps de
maturation nécessaire aux
sociétés de pensée. En revanche, les
sociétés de projet y trouvent un terreau favorable pour apparaître, fleurir, prospérer.
Elles correspondent à
une ambiance festive, hédoniste, incertaine. Elles cultivent les
valeurs de liberté, de plaisir, d'ambition sans
frontière, de rebond, d’ingratitude.
Que vont devenir les états-nations
dans un tel environnement ? La crise grecque nous montre que le projet
fédéraliste européen arrive trop lentement et
trop tard. Avant qu'il ne se mette en place, il est vraisemblable que
les Grecs auront trouvé d'autres solutions, plus proches d'eux.
Faute d'éclater en régions autonomes, ce pays
centralisé va chauffer au rouge. La France suivra. Nous n'avons
jamais été aussi sollicité par les mythes
nationaux de 1789 ou de la Résistance. Les Français ont
besoin de se rassurer sur leur capacité à surmonter les
crises.
Comment
la Bretagne peut-elle s’épanouir au sein de sociétés de projets ? Les
premières observations sont plutôt rassurantes. Notre petit pays, par son histoire
et sa culture, est
adapté à un
environnement postmoderne et postmatérialiste. Le gwen-ha-du
flotte sur des projets étonnants, innovants,
imprévisibles. Cela passe des Vieilles Charrues, à la
Redadeg ou à la Vallée des Saints. On se réclame
de la Bretagne sur des
sujets inattendus. C'est tout à fait charmant, mais un peu
agaçant. Il devient difficile de faire frissoner ses
interlocuteurs en leur parlant d'indépendance bretonne. Je
connais les indépendantistes politiques. Ils
veulent bien
être considérés comme des fous, mais pas comme des
profiteurs ou des opportunistes. Demain, ils devront sans doute
cohabiter avec un indépendantisme non politique, qui aura appris
à vivre en évitant les institutions.
La défense de la
république, qui sous-tend l'idéologie française,
correspond à une société de pensée. Cette
défense peut-elle devenir un projet ? Elle n'en a pas le
profil. La réaction face à l'immigration, c'est le rejet.
La
réaction face à la concurrence étrangère,
c'est le protectionnisme. La réaction face à la
crise financière, c'est l'imprécation contre les
banques. Les partisans d'une défense de la
république française manquent d'imagination et privilégient une guerre de tranchées.
Alors, demain la Bretagne ? Si les
crises économique, financière et institutionnelle se
pérennisent, nous devrons affronter un renforcement du
conservatisme républicain. Mais si nous savons surfer sur les
projets qui éclosent au sein de la société bretonne,
notre avenir est ouvert.
JPLM

Mercuriale juin 2012