MERCURIALE DE MAI 2012
A Saint Brieuc, on ne parle pas breton...
A Saint Brieuc, on ne parle pas Breton.
Mes parents n’ont jamais parlé anglais.
Ils voulaient que j'apprenne des
langues étrangères. Ils voulaient que je m’ouvre au
monde. L’idéal pour eux était que je parle anglais
et que, par ailleurs, je m'exprime en un français
irréprochable.
Mes grands-parents avaient
vécu l’inexprimable désarroi. Tout ce qu’ils
disaient devenait dérisoire par leur façon de le dire.
Etre condamné au silence aurait été
préférable à ce flétrissement de la parole.
"Brezhoneg moc’h ha galleg kaoc’h" disaient-ils, dépités. Pour s'exprimer, ils n’avaient qu' "une langue bretonne pour les cochons et une langue française de merde".
A mon tour, je contemple mes enfants
et je leur imagine un avenir ouvert. Je voudrais qu’ils parlent
le chinois et l’arabe, et un breton irréprochable. Le
français ? Pourquoi pas ? Cette langue fait partie de
mon héritage. Mais le breton, même langue clandestine, les
reliera à la terre et au ciel.
Aujourd'hui, je vis a Saint Brieuc.
J'entends pérorer sur les frontières linguistiques. J'entends dire : Ici, on ne parle pas breton. J’entends même : Ici, on n'a jamais parlé breton. Ces frontières bizarres sous-entendent une sorte d'interdiction pour le breton, seulement pour le breton.
Une écoeurante soumission se
camoufle sous une apparente sagesse et une fausse érudition.
Parfum de province... Etymologiquement, la province est "pro vincia",
"pro vinctis", le pays vaincu, le territoire pour les vaincus. La
préoccupation des frontières linguistiques est celle du
provincial monolingue, qui ne parle que le français. Le bretonnant, lui, parle au moins une autre langue que le breton. Il n'est pas sensible à ces fossés géographiques fantasmés entre les langues.
La volaille en batterie a une
perception très fine des limites à ne pas franchir. Le
canard sauvage porte son regard vers de nouveaux horizons.
A Saint Brieuc, on ne parle pas breton.
Absence de fantaisie ou absence
d'ambition? Peu importe. Absence d’existence. Désir
maladif d'être conforme, grisâtre, invisible. N'avoir l'air
de rien et, pour y parvenir, la perspective de n'être rien.
Vouloir que la Bretagne ne soit
qu’une province française est une négation
meurtrière. C’est le nihilisme du pauvre, tourné
contre lui-même.
A Saint Brieuc, on ne parle pas breton.
Refus de la turbulence humaine...
Avant le français, le breton était la langue commune. Le
fondateur éponyme de la ville et ses compagnons venaient du Pays
de Galles. Ils parlaient sans doute une langue celtique commune aux
deux Bretagnes. Dans cette langue fut composée Y Gododdin,
notre Iliade, qui relate les exploits d’Owein à la
bataille de Kattraeth. Si l'on remonte plus loin dans le passé,
sur ce bord de mer entaillé de vallées profondes, on
communiquait avec une forme de latin et aussi un dialecte gaulois. Il y
a plus longtemps encore, on y communiquait avec des langues
préhistoriques dont on ne sait plus rien.
En faisant mes courses au
supermarché de Saint Brieuc-ouest, j’entends des mots de
turc et d'arabe. Une partie de mon travail se fait en anglais. Ma
connaissance du breton intéresse mes amis algériens et
sénégalais.
A Saint-Brieuc, on ne parle pas breton.
Mauvais choix entre la riche
réalité humaine et la pauvre acceptation
administrative... Triste sous-culture, sans passé, sans avenir,
réduite à des certitudes d'école primaire,
à des papiers officiels, à des articles d’une
Constitution. "La langue de la République est le
français". Dieux celtiques, vous qui êtes si nombreux et
si différents, épargnez-moi le malheur de m'identifier
à une telle république !
A Saint Brieuc, on ne parle pas breton.
Suicide intellectuel... Les noms de
lieux, ici, transpirent de bretonnité. Vallées du
Gouët et du Goëlo. Quartiers de Rohannec'h et de Gouedic.
Villes environnantes de Ploufragan, Langueux, Trégueux, Pledran,
Tremuson. Peut-on vivre en harmonie avec un environnement dont on
refuse d'entendre le chant ?
Mes parents n’ont jamais
parlé anglais. Ils voulaient néanmoins pour que je trouve
ma place dans la farandole mondiale qu'ils pressentaient.
Ils sont morts maintenant. Je sais,
à travers eux et à travers d’autres, que je fais
partie du peuple breton. J’en partage les colères, les
rêves, les espoirs, les doutes. Outre le breton et le
français, je parle l’anglais et l’espagnol. Je me
suis essayé au chinois.
A Saint Brieuc, on ne parle pas breton.
Mes parents voulaient que je parle anglais.
JPLM

Mercuriale mai 2012