MERCURIALE D'AVRIL 2012
Faut-il faire confiance aux historiens français ?
"Il n’y a pas de faits historiques par
leur nature ;
il n’y a de faits historiques que par
position"
Antoine Prost / Douze leçons sur l’histoire
"Un bon historien n’est d’aucun temps ni
d’aucun
pays" disait Fénelon. On pourrait en déduire qu’il
ne peut exister de bon historien, car tout homme est né
quelque part. Il a aussi une date de naissance, même s'il ne la
connaît pas.
La revendication d’une absence complète
d’identité est
impossible à soutenir pour un Breton. Sa terre lui colle aux
sabots et cela se
voit. Il a forcément un point de vue particulier ; Il s'adosse
à l'océan atlantique pour observer les convulsions de
l'Europe.
Pour un Français, c’est
différent. La revendication d’universalité et
d’intemporalité fait partie des valeurs de la
République. Victor Hugo
exprimait cette prétention de façon lyrique. "Subis ton élargissement
fatal et sublime, ô ma patrie, et de même qu’Athènes est devenue la Grèce, de
même que Rome est devenue la chrétienté, toi, France, deviens le monde".
Michelet exprimait la même idée de façon plus
inquiétante :
"Je dis là une
chose grave, à laquelle j'ai pensé longtemps, et qui contient peut-être la
rénovation de notre pays. C'est le seul qui ait droit de s'enseigner ainsi
lui-même, parce qu'il est celui qui a le plus confondu son intérêt et sa
destinée avec ceux de l'humanité. C'est le seul qui puisse le faire, parce que
sa grande légende nationale, et pourtant humaine, est la seule complète et la
mieux suivie de toutes, celle qui, par son enchaînement historique, répond le
mieux aux exigences de la raison. »
On ne pourrait mieux illustrer la primauté absolue que
veut
se donner un peuple sur le reste de l’humanité. Les
penseurs politiques appelle cela de l'impérialisme.
L’arrogance et la fatuité d'un peuple se
drapent
dans le délire de ses historiens.
Pour comprendre Michelet ou Victor Hugo, il faut remonter
aux sources de l’historiographie républicaine.
Les Archives nationales sont créées le 2 septembre 1790. Tous
les actes publics du royaume y sont déposés. La loi de Messidor an II organise
les dépôts. Elle autorise la destruction des documents qui témoignent de la servitude et du fanatisme. Cette loi prolonge le
vandalisme des révolutionnaires. Ils détruisent les documents qui, à leurs
yeux, attestaient de propriétés indues ou de servitudes humiliantes. Ainsi
furent brûlées bien des preuves des libertés bretonnes, afin de nous faire obéir aux parvenus de la
Révolution.
Dans le même mouvement, L’étude de l’histoire devient une
prérogative d’État. L’Institut de France, créé en 1795, est chargé de la
gestion des Archives. Napoléon rétablit la charge d’historiographe officiel qui
existait sous la monarchie. En 1830 Guizot, ministre de l’intérieur du roi
Louis-Philippe, crée le poste d’inspecteur général des Monuments historiques.
En 1834, Guizot est devenu ministre de l’Instruction publique. Il fonde le
Comité des travaux historiques auquel participent Edgar Quinet, Jules Michelet,
Augustin Thierry. Ce dernier exprime clairement le lien entre l’impulsion
historique et la construction d’une identité nationale. "En 1817,
préoccupé d’un vif désir de contribuer pour ma part au triomphe des idées
constitutionnelles, je me mis à chercher dans les livres d’histoire des preuves
et des arguments à l’appui de mes croyances politiques". Un
demi-siècle plus tard, Lavisse affectera à l’histoire, non pas la fonction de
consolider des croyances politiques, mais de communiquer aux enfants la ferveur
nationale : "On dira qu’il est dangereux d’assigner une fin à un
travail intellectuel qui doit toujours être désintéressé. Mais dans les pays où
la science est la plus honorée, elle est employée à l’éducation nationale (…)
pour qu’il soit possible de donner aux enfants de la France cette pietas erga
patriam qui suppose la connaissance de la patrie ».
L’histoire, en assumant sa mission citoyenne, se
professionnalise et se fonctionnarise. La formation se précise, les carrières
sont gérées, les chaires se structurent. Particularité française, l’histoire et
la géographie sont couplées. Dans la plupart des autres pays, la géographie se
rapproche des sciences et non de l’histoire.
Après la guerre 14-18, le gouvernement français nomme à
Strasbourg des universitaires brillants. Les historiens Lucien Febvre, Marc
Bloch, Georges Lefebvre ou André Piganiol ont pour charge de faire oublier la
Kaiser Wilhelms Universität. En 1929 paraît le premier numéro d’une nouvelle
revue : Les Annales d’histoire
économique et sociale. Les historiens strasbourgeois assument pleinement la
fonction de reconquête culturelle qui leur a été affectée. Ils ont aussi des
cerveaux qui fonctionnent à plein régime. Ils confrontent l’histoire à d’autres
disciplines. De la géographie, ils retiennent la notion du temps long,
qu’illustrera Fernand Braudel. Leurs audaces intellectuelles ont la particularité de toujours se marier avec les
présupposés du nationalisme français. L’évidence géographique de l’Hexagone est
légitimée par une érudition de haute qualité et par la nouveauté d’une analyse
systémique.
Le métissage entre histoire et géographie induit
un mépris
pour l’histoire événementielle. L’histoire
diplomatique est considérée comme
une idole qui ne mérite que le bûcher. Lucien Febvre veut
passer de
l’histoire-récit à
l’histoire-problème. Au moment où les peuples
colonisés
découvrent leur histoire, les historiens français
proclament que le fait
historique est devenu insuffisant. L’école des Annales
devient un recours
contre toutes ces histoires exotiques, qui émergent et
révèlent des héros ennemis de la
France. L’histoire économique et sociale, l’histoire
quantitative, l’histoire
du temps long, l’histoire sérielle sont utilisées
comme autant de forces de détournement, qui refoulent les nouvelles
consciences historiques. Le concept de mémoire est instrumentalisé pour disqualifier ceux
qui ne disposent pas du sceau de la science historique officielle.
La fierté retrouvée des peuples périphériques est soumise au
tir meurtrier de la nouvelle histoire. Celle-ci écarte avec vigueur les
avalanches d’événements, dont font partie les libérations nationales.
Elle détourne les regards et épargne aux Français la honte des défaites et des déshonneurs.
Aujourd’hui, grâce aux historiens de
l’école des Annales, l’histoire
de France est bien campée dans sa composante
géographique. L’évidence
hexagonale profite à la Corse, qui dispose aujourd’hui
d’un statut particulier,
mais étouffe la Bretagne, l'Alsace, la Flandre, l'Occitanie.
Mais ni la Corse, ni les îles d'outre-mer n’en sont
libérées pour autant. Pour maintenir les
dominations extérieures, une solution a été
trouvée : ce sont les lieux de mémoire, qui sont forcément des
lieux de la mémoire française. Pierre Nora révèle son projet dans la préface du
tome III de son travail sur les lieux de mémoire. Il veut faire "l’inventaire des principaux lieux, à
tous les sens du mot, où s’est ancrée la mémoire nationale, une vaste typologie de la symbolique française".
C’est le projet de planter partout des drapeaux tricolores, opportunément
transfigurés en appels à la réflexion.
Le passé est confisqué, unifié et nationalisé.
Des brillants esprits se sont penchés sur la différence entre histoire et mémoire. Afin que notre passé breton se fane, les historiens
français cherchent à l'enfermer dans une
"mémoire". Pour nous libérer, nous n'avons pas d'autre choix que de dynamiter leur "histoire".
JPLM

Mercuriale avril 2012