Mercuriale d'avril 2009


        Il faut se méfier des citoyens du monde quand ils sont monolingues.

        Depuis le néolithique, établir une frontière a été la manière la plus commune de se défendre contre l’agression permanente. Aujourd’hui encore, que la frontière soit sociale ou politique, que ce soit le SMIC ou la rivière Divatte, elle vise à une protection contre les convoitises des puissants. Certes, les frontières historiques ne sont pas des entités morales. Elles ont été forgées dans le sang de milliers de morts. Mais elles sont reconnues dans le monde entier comme les plus stables. Cette stabilité permet de donner à la paix des contours. Elle permet aussi à une démocratie de fonctionner durablement autour d’une identité, pas forcément unique, mais partagée.
         Les frontières historiques n’empêchent ni les contacts ni les échanges. Il semble même que ce soit le contraire. Un dynamisme ne peut s’affirmer s’il n’est pas soutenu et précédé par une identité affirmée. Cela est vrai pour les individus comme pour les collectivités. Les Bretons étaient à leur aise dans le commerce international aux temps où la Bretagne était reconnue comme une nation commerçante.

        Une frontière ne permet pas d’assurer les droits de l’Homme. Mais elle en justifie le dernier : la résistance à l'oppression et à l'agression.

        En Bretagne, la frontière de l’administration régionale et la frontière historique ne coïncident pas. La frontière historique, qui est une frontière identitaire, égrène un chapelet de places fortes, de Clisson à Fougères, bâties au temps où l’agresseur était français. Elle se pare aussi d’une couronne de ports fortifiés, qui nous rappelle que la mer pouvait nous apporter le crime et la désolation. Depuis un décret de 1941, l’administration régionale bretonne s’exerce sans le département de Loire-Atlantique, sans la participation des habitants du pays nantais. Naturellement, comme partout dans le monde, nous voulons faire coïncider frontière identitaire et frontière administrative. La France, dans sa déplorable continuité, nous le refuse.
      Les Français traitent notre souci des frontières par le dédain. Ce sont de fieffés hypocrites. Ils ont sacrifiés des centaines de milliers d’hommes entre 1914 et 1918 pour faire coïncider la frontière historique qu’ils avaient en tête et leur frontière administrative. Ils célèbrent encore aujourd'hui leur victoire. Ils ont inscrit dans leur code pénal qu’il est criminel d’attenter à l’intégrité de leur territoire.
      Pour l’intégrité du territoire breton, nous n’utilisons pas les moyens que l’histoire de France devrait nous inspirer. Des milliers d’entre nous protestent pacifiquement. Les plus énergiques suivent le chemin de la révolte. Les premiers de cette avant-garde ont été condamnés récemment pour dégradation.
       Dégradation… Dégrader un homme, c’est lui faire perdre son grade, son identité sociale. Dreyfus a été dégradé. En perdant le lien avec leur passé et leur héritage, en devenant des Ligériens, les Bretons de Nantes ont été dégradés. Mais aux yeux de l'administrateur SNCF, du juge et du rentier politique, les murs ont plus d’importance que les hommes. Ils réprouvent la dégradation des murs.
      Les tristes gestionnaires de l’imposture se veulent, malgré l’évidence contraire, respectables. Ils ne connaissent que de bas intérêts. Ils nous tracent un avenir, non pas issu d' un passé vibrant et familier, mais d'un décret pétainiste. Regardez-les, regardez-les donc ! Ils ont la suffisance adipeuse et le geste lourd. Ils ont dans le regard et sur les lèvres la morgue des mandarins. Qu'ils soient de droite ou de gauche, ils se rejoignent sur une position commune, à laquelle on les reconnaît immanquablement : la position assise devant l'assiette de charcuterie républicaine.
       Ces gens-là ne dégradent pas que les Bretons. Les habitants du Val de Loire, en amont d’Ancenis, ont été dépossédés de leur identité par les régions administratives "Pays-de-Loire" et "Centre". Le Val de Loire, c’est la vallée des rois à la française. Il est reconnu par les Nations Unies comme patrimoine mondial de l'humanité ; mais il n’est pas reconnu par la France comme un territoire à part entière. Amboise, Blois et Chambord sont des lieux de mémoire en déshérence identitaire, situés dans une région dont les habitants, descendants des bâtisseurs, n’ont même pas de nom.

       Tout comme le dépeçage du Val de Loire, la partition du territoire breton porte en elle un handicap mental. Des milliers de pages ont été écrites sur la Bretagne et les Bretons par les grands auteurs français, Flaubert, Hugo, Balzac, et des dizaines d’autres. Ces pages nous énervent ou nous ravissent, mais toutes incluent Nantes en Bretagne. Aujourd’hui, on rencontre des gens qui ne savent plus cela. La soumission administrative leur tient lieu de savoir. N’ont-ils jamais lu Flaubert, Hugo ou Balzac ? La méconnaissance des contours de la Bretagne est une marque indiscutable d’inculture. Vus de Saint Brieuc, les arbitraires administratifs écorchent la géographie bretonne. Vus de Londres ou de Tokyo, ils ridiculisent la culture française.

       Les Bretons ont souvent une vision d’avance, même s’ils ne savent pas exploiter ce curieux talent. Plogoff fut un combat emblématique lors de l’émergence des droits écologiques. La réunification de la Bretagne symbolise un nouveau droit de l’homme, le droit à l’identité. L'émergence des droits nouveaux suscite toujours les mêmes réactions : "Ce n'est pas le moment !" ; "C'est une diversion !" ; "Vous avez des arrières-pensées !". Plus tard, quand le combat sera gagné, ces mêmes voix qui pontifiaient contre le nouveau droit fondamental nous donneront des leçons de bonne gouvernance identitaire. La nomenklatura qui s'était opposée il y a trente ans à l'émergence des droits écologiques nous bassine bien aujourd'hui de développement durable.
      Bien sûr, l’unité administrative de la Bretagne dans le cadre français peut apparaître comme un Gwen-ha-Du made in Taïwan. La vraie Bretagne est sans doute au delà. Mais les chemins de l’histoire sont comme les chemins bretons. Comme le dit la vieille chanson, "ils vont de travers au lieu d’aller droit". Notre revendication ressemble furieusement à celle du pauvre tiret entre Tchéco et Slovaquie, qui, pour avoir été méprisée, a fait éclater la Tchécoslovaquie.

         La place de la France dans le monde moderne dépend d’une réponse adéquate aux revendications identitaires. C’est l’entêtement, la vigueur, la créativité dans cette revendication, et non sa réponse, qui portent en germe l'avenir des Bretons.


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Contreculture / mercuriale avril 2009