Les Bretons et la légalité

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Le mouvement breton est partagé entre deux
traditions. Il existe d’une part la tradition de vouloir de "bonnes"
lois pour la Bretagne, dans le prolongement du Traité de 1532 ou des contrats
de mariages d’Anne de Bretagne. L’idée est de faire obéir les Bretons à une
législation bretonne, ou de ressusciter un ordre ancien. Nous allons tous
régulièrement à Nantes revendiquer que nos frontières historiques deviennent
légales.
Il existe aussi une autre tradition. C’est une
tradition de refus, d’insoumission et d’affrontement. Ici, l’attrait pour la
légalité est beaucoup plus faible.
Cela n’empêche pas les uns et les autres d’avoir
à peu près la même approche de l’ordre social. Les Bretons, et les Celtes en général,
ont une haute conception de la légitimité et de la légalité. Depuis la plus
haute antiquité, ils ont rêvé et ils ont écrit des pages magnifiques là-dessus.
Le roi Arthur et les autres souverains légendaires personnifient l’harmonie
sociale, la hiérarchie heureuse et consentie, la prospérité de tous. Mais très
peu de peuples au monde ont démontré une aussi désespérante difficulté à se
plier à un ordre, quel qu’il soit.
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L'insoumission celtique
Les Celtes ont été insoumis par tempérament, par
opportunité, par nécessité, par plaisir, par hasard, parfois par erreur. Ils ont
inventé le boycott et l’utilisation politique de la dynamite. Au cours des
siècles, ils ont rejoint toutes les armées et les ont désertées avec le même
farouche enthousiasme. Ils ont refusé les impôts, encouru les excommunications.
Ils se sont révoltés contre tout ce qui est possible, y compris l’écotaxe. Mais
ils n’ont jamais été des calomniateurs de la loi, des idéalistes du désordre.
On ne compte parmi eux que très peu de grands hérétiques ou d’ennemis de la
société. L’insoumission n’est pas un idéal ; c’est plutôt une manie, une sorte
de démon familier.
Les grands théoriciens anarchistes sont français
ou russes. Ce sont des peuples qui ont peu de respect pour les lois, mais qui
néanmoins les suivent. Les Celtes ont au contraire une difficulté permanente à
suivre les lois, tout en ayant pour l’ordre un profond respect. Ils rêvent
d’une loi humaine qui refléterait les lois divines. Mais, lois divines ou lois
humaines, ils restent d’incorrigibles pécheurs, d’imprévisibles délinquants. Ce
sont des cancres de l’ordre, toujours à contre-voix dans le concert des peuples
obéissants.
D'Ouest en Est
Il me semble, mais ce n’est qu’une intuition
qui reste à confirmer, que les Hauts-Bretons et ceux de la diaspora
accordent plus d’importance à la légalité que les Bas-Bretons, dont je fais
partie. Le mouvement des Bonnets rouges est originaire de Basse Bretagne. Lors
des manifestations d’agriculteurs, il est connu que le rapport à la légalité
n’est pas le même en Bretagne bretonnante qu’en Haute Bretagne.
En revanche, c’est en Haute Bretagne et dans la
diaspora que se manifeste le plus l’attrait pour le Traité de 1532 ou les
contrats de mariage d’Anne de Bretagne, pour la rédaction de Constitutions,
pour la mise en place de parlements, états et gouvernements bretons, pour la légalisation des
frontières historiques.
Y a-t'il une explication ?
Est-ce génétique ? Les biologistes étudient
le "phénotype élargi", c’est-à-dire la manifestation des gènes, non
seulement à travers les traits de l’individu, mais aussi à travers son
comportement. La théorie du phénotype élargi permet d’expliquer les migrations
de l’anguille, le nid du merle, la toile de l’araignée ou le régime alimentaire
du panda. Chez les humains, les études comportementales sur les jumeaux séparés
sont parfois troublantes. Modérons toutefois notre enthousiasme darwinien. Aucun
gène qui pourrait expliquer l’insoumission celtique n’a pour l’instant été
identifié.
Est-ce culturel ? Lorsque vous vous appelez
Le Goff ou Troadec, quand vous habitez à Plougastel ou Penmarc’h, lorsque les
noms ou les lieux-dits familiers se disent dans une langue illégale, vous vous
éloignez inconsciemment de la légalité. Mais d’autres explications culturelles
peuvent être avancées.
La tradition juridique latine peut expliquer
l’attrait pour les lois écrites dans les zones romanisées.
L’État français impose son culturellement
correct à travers les programmes scolaires, les commémorations
officielles ou les lois mémorielles. Ce n’est pas le cas de la culture
bretonne.
Est-ce un comportement rationnel ? La théorie
des jeux et les expériences d’Axelrod enseignent que, dans le cadre
d’interactions entre des individus qui ont des intérêts différents, le
comportement gagnant est le "tit for tat", avec préjugé positif et
mémoire courte. Ceux qui réussissent le mieux, ou tout simplement survivent, sont
ceux qui répondent à la coopération par la coopération, à l’agressivité par
l’agressivité, mais qui commencent toujours, face à l’inconnu, par la
coopération. Après un certain temps, il faut aussi qu’ils oublient les épisodes
agressifs éventuels et retentent la coopération.
Même aux temps de notre indépendance, les
Bas-Bretons étaient loin du pouvoir, de ses jeux et de ses apparats. En
politique, l’échange gagnant-gagnant avec un pouvoir centralisé devient de plus
en plus improbable au fur et à mesure que l’on s’en éloigne. Un comportement
coopératif continu et unilatéral n’est pas rentable. Lorsque l’illégalité ne
coûte pas trop cher, la non-coopération est un comportement plus rationnel que
la coopération.
Légitimité et légalité
Inspirons-nous de l’histoire des écologistes, qui
connaissent les mêmes dilemmes. D’un côté les faisous, de l’autre les plaideurs.
Les uns ont impulsé une culture entrepreneuriale autonome autour du bio, de
l’économie solidaire et de la transition énergétique. Les autres se complaisent
à provoquer un déluge de normes, de législation et de règlements. Les plaideurs
sont plus nombreux à Paris, les faisous sont plus nombreux à Trémargat.
Pour maintenir leur cohésion, les écologistes disposent
de la contestation conservatrice, dirigée contre les "grands projets
inutiles". Beaucoup de monde s’accorde sur les risques industriels et sur
la nécessité de conserver des sanctuaires naturels. Une telle posture est
rassembleuse.
Les militants bretons n’ont pas vraiment de
sanctuaires à revendiquer. La langue, la culture ou les droits politiques ne
sont pas destinés à être conservés dans un tabernacle. Sans solution
rassembleuse, comment réconcilier les plaideurs et les insoumis, les militants
juridiques et les entrepreneurs politiques ?
La question peut même être plus grave : Est-ce
nécessaire de les réconcilier ? Pour avoir une stratégie cohérente, faut-il
tenter une synthèse entre l’action légitime et l’idéal des "bonnes"
lois ? Ou faut-il définir une priorité de l’une sur l’autre ?
Il nous faut oser, soit la synthèse, soit la priorité
entre légitimité et légalité.
JPLM
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