L'idéologie sécuritaire et la Bretagne

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La révolution industrielle, au XIXe siècle, avait créé deux classes
antagonistes : les possesseurs de moyens de production d'une part, ceux
qui ne possédaient rien d'autre que leur force de travail d'autre part.
Les possesseurs du capital, investi dans des moyens de production, constituaient la classe dominante.
L'anticapitalisme
était un combat contre le capitalisme, pas contre le capital. Karl Marx
a théorisé à la fois la nécessité du capital sous forme de moyens de
production et les ravages du capitalisme, c'est-à-dire de la logique
liée à la propriété privée des moyens de production.
Le petit-bourgeois et sa banque
Autrefois, celui qui
détenait le capital d'une entreprise n'était pas un inconnu. C'est lui
qui décidait de la rémunération du capital et du travail. Il assumait
ses décisions. Ses salariés savaient qui il était.
Aujourd'hui,
l'économie française est dominée par des sociétés anonymes, gérées par
des logiciels d'optimisation et par des directeurs salariés, et non par
les capitalistes eux-mêmes. L'investissement dans les moyens de
production est généralement assuré par des banques. Mais d'où vient
l'argent des banques ?
C'est là que l'on voit que la société a
changé depuis Marx. Il distinguait plusieurs classes sociales.
Les classes petites-bourgeoises, que l'on appelle aujourd'hui classes
moyennes, ne lui paraissaient pas appelée à être
des moteurs de l'Histoire.
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Ces classes moyennes sont devenues
le pivot des sociétés occidentales, et en particulier de
la société française. Elles sont
déterminantes à la fois dans le monde du travail et dans
le monde du capital.
Le petit-bourgeois place ses
économies dans une banque, par exemple sous forme
d'assurance-vie. Il demande à la banque de sécuriser son
capital. La banque investit l'argent du petit-bourgeois et, en son nom,
elle achète des actions d'entreprises. Le petit-bourgeois
devient ainsi capitaliste par procuration. Il délègue
à la banque le soin de participer aux décisions
concernant la rémunération du capital et du travail. Le
petit-bourgeois n'en sait rien et ne veut pas le savoir. Il garde sa
bonne conscience et vote à gauche.
La préoccupation du
petit-bourgeois n'est pas d'assumer son rôle de capitaliste. Ce
n'est pas un aventurier de la finance, de l'industrie ou du commerce.
Sa préoccupation est de sécuriser son patrimoine
financier. Il cherche à se protéger lui-même, ses
avoirs, sa santé, son bien-être. Il pense aussi aux autres
et à la planète. C'est pourquoi il veut des droits
sociaux, des normes, des forces de sécurité efficaces,
des aliments sans pesticides, des poissons frais, des industries non
polluantes. Le petit bourgeois, même capitaliste par procuration,
n'est pas un mauvais bougre.
Au-delà de ce comportement
patrimonial, les gourous internationaux du management interculturel
considèrent que ce qu'ils nomment "l'aversion au risque",
l'attrait pour la sécurité, est un trait culturel
français. Ce trait culturel est important pour comprendre les
vrais clivages sociaux et politiques, en France et en Bretagne.
Qui protège qui ?
Tout
comme le capital a généré une logique capitaliste,
l'attrait pour la sécurité génère une
logique protectionniste et une idéologie sécuritaire. Le
particulier, les entreprises, les associations, les services publics,
tout le monde se protège. Tout le monde se protège ou
plutôt achète sa protection à des entreprises ou
à des institutions. Ceux qui apportent la protection sont : les
services publics, les banques et les entreprises d'assurances.
- Le bilan des services publics est
contrasté. La Sécurité sociale, la police et
l'armée sont des services de protection. Ils sont à la
fois contestés et réclamés partout. La
complexité de ces services, liée à la
centralisation française, introduit un risque d'effondrement.
L'effondrement des sociétés complexes a été
théorisé par Joseph Tainter en observant le passage en
négatif du rendement marginal des institutions publiques.
- Les banques sont des acteurs
majeurs du capitalisme financier, lié à
l'idéologie sécuritaire. La baisse des taux et
l'apparition de taux négatifs pourrait les placer dans des
situations délicates. Le souci gouvernemental de sauver les
banques correspond à sa volonté de maintenir l'ordre
social, en protégeant le patrimoine financier des classes
moyennes.
- Le secteur de l'assurance
est florissant en France. 50 % du PIB français est
contrôlé par dix entreprises, toutes du domaine de la
banque ou de l'assurance. Les entreprises d'assurances peuvent avoir
des résultats entre 50 % et 80 % du chiffre d'affaires,
largement supérieurs aux résultats obtenus par
l'économie réelle. L'effondrement, pour ces entreprises,
peut venir d'une catastrophe, guerrière, écologique,
humanitaire, qu'elles ne pourraient pas assumer.
Il faut remarquer que les agents de
protection, services publics, banques et assurances, ne sont dominants
que parce que "l'aversion au risque" est un trait culturel dominant.
Les anciens clivages, liés à la logique du capitalisme
industriel, s'effacent devant les clivages liés à la
logique sécuritaire. Le rejet de cette domination n'est qu'une
posture théâtrale bien française, de la part de
classes moyennes qui sont de plus en plus dépendantes des
services publics, des banques et des assurances.
Qui sont aujourd'hui les opposants à la logique protectionniste ?
Je
rappelle que la question n'est pas de rejeter la protection,
nécessaire à l'équilibre social, tout comme le
capital est nécessaire pour produire des biens et des services.
La perversion naît de l'offre et de la demande de protection. Si
la demande de protection est pressante, le pouvoir appartiendra aux
entreprises et aux institutions qui vendent de la protection.
La réaction au
capitalisme industriel a été le communisme. Où
peut-on attendre la réaction à l'idéologie
sécuritaire ? Je vois trois rebelles possibles.
- Les entrepreneurs, dans
l'économie productive, mais aussi dans le social et le culturel.
Ils prennent des risques et les assument. Dans des pays comme les
États-Unis, où l'aversion au risque est moindre qu'en
France, les entrepreneurs jouent un rôle majeur. Il n'est pas
sûr que chez nous ils puissent avoir une telle influence. Ils
sont néanmoins des acteurs nécessaires et inventifs.
- L'économie sociale et solidaire.
Elle socialise le risque sans le cacher. Ce n'est pas évident,
car un groupe est toujours moins audacieux qu'un individu. Les Cigales,
clubs d'investisseurs locaux pour le développement d'entreprises
solidaires, attirent la sympathie. Lorsque le nouvel investisseur
solidaire se rend compte qu'il prend un risque, encore faut-il qu'il ne
recule pas.
- Les "radicaux", qui n'ont
développé aucun attrait pour la sécurité,
pour différentes raisons. Les uns basculent par utopie dans des
projets communautaires. D'autres, parce qu'ils ont été
humiliés, rejetés, ou seulement parce qu'ils se sentent
différents, se lancent dans des aventures violentes. D'autres
encore s'engagent dans le zadisme. Bien sûr, les
extrémismes politiques traditionnels essayent de les
récupérer et de les manipuler. Il ne faut pas pour autant
leur coller des anciennes étiquettes. Il s'y passe des choses
nouvelles.
Et la Bretagne dans ce paysage ?
Elle
doit devenir actrice de protection, en relocalisant les services
publics, la Sécu ou la police. C'est le domaine des politiques
et je les laisse s'exprimer et agir là-dessus.
Nous devons aussi créer ou
favoriser des champions régionaux dans le domaine des banques et
des assurances. À l'Université d'été de
Locarn, des projets en ce sens ont été
présentés, dans le cadre de Redeo.
Nous devons aussi écouter les
antisécuritaires, afin de nous éloigner de "l'aversion au
risque". Sur ce trait culturel typiquement français, nos
entrepreneurs, notre ESS et nos radicaux peuvent faire diverger la
Bretagne de la France, et ainsi nous éviter de sombrer avec elle.
JPLM
Mercuriale septembre 2016
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