Mercuriale de Juin 2016
Stratégies autour du lait

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L’environnement social
Le paysan produit
une denrée vitale : la nourriture. De
ce fait, la classe sociale des agriculteurs n’est pas
destinée à connaître la
liberté. Les paysans ont été dominés au
Moyen-Âge par les chefs de guerre, puis
par les aristocrates locaux. Ensuite sont venus les bourgeois
commerçants, dénoncés
comme "accapareurs" par les révolutionnaires citadins qui
craignaient la famine des villes. Au XXe siècle,
l’agriculteur a été prolétarisé par
la bourgeoisie industrielle. Dans le même
temps, la bourgeoisie financière a investi l’agriculture.
Au sein de la "société de la connaissance", c’est
la bourgeoisie intellectuelle
qui tend à devenir la classe dominante et à dicter sa loi
aux agriculteurs : bien-être animal, produits bio,
protection des paysages. |
Malgré un destin contraire, les paysans ont cherché à se
libérer en se rapprochant de la classe dominante. Ils y ont partiellement
réussi en intégrant collectivement la bourgeoisie industrielle après la guerre, à travers leurs
coopératives et le développement de filières descendantes. En partant des
producteurs, les coopératives ont créé des laiteries, des abattoirs, puis des
usines de transformation. Les paysans ont aussi essayé d’intégrer collectivement la
bourgeoisie financière : les banques rurales mutualistes sont à l’origine
du Crédit agricole et du CMB.
Ce mouvement de libération connaît actuellement
un reflux en France. Dans les coopératives et les banques, la logique de
défense de la paysannerie a été supplantée par une logique industrielle ou
financière. D’autre part, les filières ne sont plus descendantes, mais
ascendantes : la grande distribution rachète les usines de transformation,
les abattoirs, bientôt les exploitations agricoles. Devant cet échec, toute une
catégorie de paysans cherche désormais à se concilier les faveurs de la classe
montante, la bourgeoisie intellectuelle.
Les données du problème actuel
1 - Les entreprises privées ont des stratégies visant le
profit et la durée.
2 - Les gouvernants ont des stratégies de pacification. Il
faut éviter la famine
(et donc les révoltes) de leurs populations. Pour cela, ils
visent, soit la
souveraineté alimentaire, soit un approvisionnement
extérieur durable.
3 – Les administrations ont des stratégies visant à se
rendre indispensables.
4 - Les zones d’élevage des herbivores ne sont pas
nombreuses sur la planète. L’Europe du nord-ouest est une de ces zones. Pour
produire du lait, il faut de l'herbe, un climat tempéré et beaucoup d’eau.
C’est ce qui explique que les grandes stratégies, publiques ou privées,
concernant le lait tiennent compte des implantations géographiques.
L’importance du climat et de la géographie est moindre pour l’élevage de
volailles, où 2 kg d’aliment et 4 litres d’eau peuvent produire plus d'un kg de poulet.
Pour produire du lait de qualité, il faut aussi des procédures
d’hygiène strictes, des éleveurs motivés, une chaîne de collecte et de stockage
de haut niveau. Ceci explique l’intérêt pour l'élevage breton d’entreprises laitières mondiales
(comme Synutra) et d’États (comme la Chine) qui ne peuvent assurer, du fait de
la géographie, une production intérieure suffisante.
5 - Selon la FAO (Food and Agriculture Organisation,
organisme spécialisé de l’ONU), la demande mondiale de viande et de produits
animaux (dont le lait) augmentera de plus de 40% dans les 15 prochaines années.
En Asie, des pays
surpeuplés voient émerger une classe moyenne consommatrice de produits animaux. En revanche, la demande européenne diminue et continuera à diminuer.
C’est à
partir de ces prévisions documentées (et non des scoops
journalistiques) que, d’une part, les états
européens ont décidé
d’assouplir le régime des quotas laitiers et que,
d’autre part, les industries
laitières européennes ont décidé de
s’internationaliser.
La quantité et de la qualité de l’approvisionnement
est pour les gouvernants une
préoccupation première.
La crise
L’assouplissement des quotas au niveau européen a
été, en
fait, un phénomène brutal de libéralisation du
marché.
Les industries laitières européennes, pour conserver leur
autonomie, doivent chercher des partenaires dans les pays
demandeurs. Le temps de l’impérialisme, où les Occidentaux s’installaient dans
les pays étrangers et y faisaient ce qu’ils voulaient, est terminé, sauf
peut-être en Afrique. Dans les relations internationales, il n’y a plus
d’autorité supérieure.
Dans la mesure où il n’y a pas
d’autorité supérieure, la régulation de peut se faire qu’à travers des
ajustements "après " et
non "avant", comme dans
le système des quotas. On peut prévoir, mais on ne peut plus éviter les crises de surproduction.
Elles peuvent seulement être atténuées par le stockage des surplus, le soutien
aux producteurs qui ont de l’avenir, et le dégagement des autres.
La crise actuelle sur les matières premières
(les matières
premières agricoles en font partie) est due à un certain
nombre de facteurs liés à la mondialisation des
échanges :
- Les conflits politiques. Ils peuvent prendre la
forme de guerres (Syrie) ou d’embargo (Russie).
- Les conflits économiques. Pour les pays plus pauvres, la façon d'entrer dans le marché passe par le
dumping social, fiscal ou environnemental.
- La croissance et la consommation mondiale. Le ralentissement
de la croissance chinoise, tout comme la variation des modes alimentaires en Occident,
provoquent des crises qui n’ont rien à voir avec le capitalisme. Des crises
liées aux variations de la demande existent dans des structures de production communistes
ou coopératives, et même dans les systèmes sans monnaie.
- Divers événements naturels affectent la
production agricole mondiale. Réchauffement climatique, phénomènes comme El Niño,
etc. Une sécheresse en Nouvelle Zélande affecte le prix du lait en Bretagne.
L’usine de Carhaix dans tout cela…
Si l’usine Synutra s’est implantée au Centre Bretagne,
c’est pour être le plus près possible de la production du "minerai". C'est aussi
pour bénéficier d’un savoir-faire breton en matière de traçabilité et de
sécurité alimentaire. Elle a un marché, qui est celui des bébés chinois des
classes moyennes et supérieures, pour lesquels les parents veulent un lait maternisé de qualité.
L’entreprise est parfois accusée de vouloir exploiter les paysans et ses salariés. Y a t’il
une seule entreprise mondiale, publique ou privée, qui échappe à ce reproche de
principe ?
Quelle influence cette
nouveauté aura t'elle sur la structure de la production
laitière en Bretagne ? Les analystes, marxistes ou
libéraux, semblent
avoir disparus. A leur place, nous sommes saturés de faux
lanceurs d'alerte et de prophètes de malheur. Arrêtons de
les
écouter pour revenir aux problèmes concrets.
- Transporter
du lait, c’est transporter 90%
d’eau. Une usine laitière qui s’installe en
Centre-Bretagne fait le pari qu’il
y aura encore dans 20 ans des producteurs de lait en Centre-Bretagne.
Compte tenu des coûts de transport de la matière
première, elle a
tout intérêt à ce que la production se fasse le
plus près possible de l’usine.
- Cette production se fera t-elle dans le cadre de
petites ou de grandes exploitations ? Ça
n’est pas le problème de l’usine. Une vache a besoin
de 25
ares d'herbe, pâturée ou en "zéro-grazing". Que les
surfaces herbagées soient gérés au mieux dans des
fermes de 10, 100 ou 1000 hectares, que les vaches sortent en
pâture ou non, ce n’est pas l’usine qui influencera,
mais les facteurs humains, politiques, agronomiques, technologiques et financiers.
- Les circuits courts sont-ils une
alternative ? La consommation locale représente 7% de la production agricole
bretonne. C’est un marché qu’il faut exploiter à fond, mais c’est un marché de
niche. Nous ne pouvons pas laisser tomber 93 agriculteurs bretons sur 100. Il faut
leur trouver un débouché, ou alors leur permettre de changer de métier. Là dessus,
la société civile bretonne peut réfléchir et intervenir au nom de sa responsabilité
territoriale.
- Christian
Troadec a-t-il eu raison de favoriser
l’implantation de Synutra ? En économie, surtout dans
un univers
mondialisé, rien n’est durable, sauf la mort. La
Cornouailles britannique est en coma économique profond. Avec la
fin des aciéries, la Lorraine a
failli mourir économiquement. Pour survivre, elle a parié
sur l'implantation d’usines étrangères.
L’opportunité "Synutra" a été
saisie au Centre Bretagne pour ne pas mourir. Maintenant, la question
est de
savoir comment en faire profiter le plus longtemps possible un maximum
de
Centre-Bretons.
L'autre question est de voir plus loin. Comment
profiter de l'opportunité actuelle sans compromettre
l’après-Synutra ? Sans doute la société
civile
bretonne doit-elle s’impliquer dans cette question, sans jouer
perdant, sans voir des mauvaises
intentions partout, et sans répéter que
"c’était mieux avant".
JPLM
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