Mercuriale de février 2016
Derrière l'identité, l'aventure
L’identité est à la mode. Elle a remplacé l’engagement. Les
professionnels de la politique nous parlent d’appartenance à un "peuple
de gauche" ou à un "peuple de droite", là où on ne voyait
auparavant que des intérêts de classe, des intérêts personnels ou des
idéologies.
Ces identités sont à géométrie variable. Le bobo se donne une
identité ultralibérale quand il parle des homosexuels ou des migrants, et une
identité antilibérale pour parler des chefs d’entreprises. Le Français se sent fondamentalement
pacifiste quand on évoque les attentats en France, et va-t-en-guerre quand
on évoque l’État Islamique en Syrie ou au Mali. Il est fermement laïque face au
christianisme, et il retrouve les accents de la charité chrétienne face aux autres
religions.
Pour les
identités nationales, c’est un peu la même chose.
Certaines s’emboitent, d’autres se complètent
d’autres s’excluent. Les Bretons voudraient emboîter
leurs identités, mais l'identité française ne s'y
prête pas. Pour les binationaux, un mauvais
comportement peut conduire à une amputation
d’identité.
L’identité
se réfère à l’ethnie, à la classe
sociale, à la
nation, à la république, à l’Oumma ou au
corps mystique. Bref elle fait rêver à une sorte de
vérité première communautaire, tout comme il
existe, pour l'identité de gauche, un prolétariat et un capitalisme fantasmé.
L’identité
républicaine passe par le déni des différences.
"La république ne reconnaît aucun culte" nous dit la loi de
1905. Elle
ne reconnaît pas non plus les minorités nationales. Elle
ne veut plus entendre
parler de "race". En fait, elle ne reconnaît rien d’autre
qu’elle-même.
Cette
exclusivité identitaire est étrangère à nos
plus
anciennes traditions. Le Dieu Lug était fils de la Tribu des
Dana par son père. Sa mère descendait de la tribu des
Fomoré, ennemis terribles des dieux. L’identité
de Merlin est tout aussi problématique : il est le fils
d’un démon et d’une sainte. Arthur
est le fils d’Uther Pendragon et d’Ygerne, femme
légitime du duc de
Cornouailles, l’ennemi d’Uther. Et nous pourrions parler
aussi de Jésus, héros hybride
par excellence. Les discussions sur son identité, divine ou
humaine, durent
depuis vingt siècles.
Elles ont provoqué des schismes, des nouvelles religions, et des milliers de morts.
Dans les pays
celtiques, de nombreux
héros identitaires ne correspondent pas à la
contrainte de pureté initiale.
Qui sont les héros de Pâques 1916 et de
l’identité nationale irlandaise ? James Connolly est
un
esprit vagabond, passant d’Ecosse en Irlande, d’Irlande en
Amérique, avant de
revenir en Irlande. Patrick Pearse est irlandais par sa mère, et
de souche anglaise par
son père. Eamonn De Valera est espagnol par son père et
il a conservé la nationalité
américaine. La comtesse Markievicz est l’épouse
d’un aristocrate polonais. Elle descend d’une famille de
colons britanniques. Tous ces personnages sont à
la fois des hybrides et des fondateurs de l’identité
irlandaise. Le
phénomène est permanent. Un des plus farouches
commandants en chef que l’IRA
ait connu au cours des années 70, Sean MacStiofain, était
lui aussi moitié
anglais et moitié irlandais.
Les
identités expliquent tout, mais à condition de ne pas se
frotter à la réalité… Bien des djihadistes
n’ont pas lu le Coran. Beaucoup de
militants bretons ne parlent ni le breton, ni le gallo. Les fiers
manifestants
qui agitent le drapeau français n’ont bien souvent de la
Révolution de 1789 que
des réminiscences scolaires. Bref, ceux qui mettent en avant une
identité collective n’en
sont pas forcément porteurs. S'il faut en tirer une morale,
disons que ce sont les cancres,
et non pas les premiers de la classe, qui font l’histoire.
Si on écoute les premiers de la classe, les identités ressemblent à
des masques
mortuaires. Les cancres nous apprennent qu'elles
peuvent être le support d’aventures auxquelles elles
donnent un sens
profond, car elles les inscrivent dans un ensemble historique et
spirituel supérieur.
Cet ensemble supérieur, nation ou religion, est fait de
durée, de solidarités,
de fidélités, de passions, de croyances,
d’ambitions, de sacrifices. Il est
fait aussi de récits plus ou moins romancés, de
rêves, de rires et de
chansons.
Les cancres et les premiers de la classe n'ont pas la même approche de ce que l'on appelle une "culture".
L’identité française, alourdie par un passé glorieux et par un
État omniprésent, ne peut plus offrir qu’une gamme limitée d’aventures. Les
dernières grandes aventures françaises sont les conquêtes napoléoniennes
et les aventures coloniales. Les
guerres au nom de la France sont désormais des affaires de
professionnels. La
société civile ne peut être que spectatrice. Elle
peut chanter
"Aux armes
citoyens !", mais ce n'est que du vent. Il n'est pas question de
s'armer. Il n'est pas question de verser un sang impur.
L’identité musulmane suscite des aventures à la
fois
individuelles et collectives, portées par l’appel au
Djihad. Contrairement à la communauté des
catholiques, la
communauté des
musulmans n’est contrôlée par aucune instance
supérieure. Les grands
connaisseurs de l'Islam, les érudits et les
"modérés" ne peuvent empêcher une évolution de
l'identité musulmane impulsée par les
aventuriers.
L’identité
bretonne, stimulée par un passé
d’indépendance et
par une culture insolite, peut, elle aussi, inspirer des aventures
toniques.
Aventures individuelles, de création artistique ou
entrepreneuriale. Aventures
collectives, de conquête politique ou de libération
nationale. La dernière
aventure bretonne visible est celle des Bonnets rouges. Le peuple
inculte a participé au mouvement, alors que les premiers de
classe et les grands connaisseurs des mouvements sociaux sont
restés babas.
Notre identité bretonne est
instable, immature, incontrôlée. Elle peut inspirer de
nouvelles aventures
avant d’atteindre la sagesse, à laquelle nous
n’aspirons pas.
JPLM

Mercuriale février 2016