Mercuriale d'octobre 2015
Du mythe de l'Etat-providence à celui de la Région-providence
Karl Marx, dans "La lutte des classes en
France" distingue sept classes sociales, avec chacune ses propres
intérêts et ses propres valeurs. La lutte des classes se
jouait selon lui entre deux classes principales. D’une part le
prolétariat, ceux qui travaillent pour un salaire, et d’autre part les
capitalistes, ceux qui organisent et exploitent le travail. Il
était entendu que c’était le travail productif qui
créait la richesse.
Parmi les sept classes, Marx distingue la petite bourgeoisie. Il
en fait le terreau du "socialisme doctrinaire", différent du
socialisme révolutionnaire du prolétariat.
Aujourd’hui, la petite bourgeoisie
n’est plus une classe secondaire. Elle domine la culture, les
médias et la politique. Les "classes moyennes" sont
l’objet de toutes les attentions.
L’anticapitalisme créait une
solidarité entre la petite bourgeoisie et les classes
laborieuses Cette solidarité n’existe plus. On ne sait
plus où se crée la richesse. On ne veut plus le savoir.
Est-ce l’État qui crée la richesse ? Est-ce
l’intelligence et l’agilité des start-ups ? Est-ce
encore le travail ?
Le passage du vocabulaire anticapitaliste au vocabulaire anti-austérité
est révélateur. L’anticapitalisme était
l’exigence du partage des richesses qui se créent dans le
secteur productif. L’anti-austérité est le refus de
partager la pauvreté qui se
répand dans le secteur productif.
L’anti-austérité et les plans de relance se
réclament des solutions de John Maynard Keynes. Celui-ci est
aujourd’hui considéré comme un économiste de
gauche. Non pas parce qu’il défend la valeur du travail,
mais parce qu’il défend l’importance de
l’État. Keynes, pour résoudre la crise des
années trente aux Etats-Unis, avait proposé de relancer
l’économie par la consommation, et la consommation par
l’intervention publique.
Les solutions de Keynes ne marchent plus, pour au moins trois raisons.
1 - En 1929, le poids du secteur public était
inférieur à 20% du PIB. Aujourd’hui, il
dépasse les 50%. Il n’est plus possible de renforcer le
secteur public sans déséquilibrer l’économie
productive. Vouloir, au nom de la relance,
mettre plus d’argent dans le secteur public, ne peut se faire
qu’en augmentant la productivité dans le secteur
privé. Être à la fois contre
l’austérité dans le secteur public et contre le
productivisme dans le secteur privé est une imposture.
2 – L’argent qui est mis dans le secteur
public ne permet plus de créer des chantiers, donc de
l’emploi et de la richesse. Il permet seulement d’assurer
la paye des agents publics. Les récentes manifestations de
maires ont montré qu’ils peuvent tout juste assurer
les affaires courantes.
3 – Les acheteurs publics ne sont plus solidaires
de l’emploi local. Ils s’abritent derrière les
législations européennes sur les appels d’offres.
Certes, il y avait autrefois des abus de
favoritisme. Mais, au moins, les chantiers publics donnaient du travail
aux gens du coin, même s’ils engraissaient au passage les
entrepreneurs locaux.
Donner plus de moyens à l'État implique une
augmentation des prélèvements sur
le travail productif, donc sur les entreprises et les travailleurs
du privé. Pour
payer plus, il faut produire, soit plus, soit différemment. Il
faut s’engager, soit dans la course aux profits, soit dans la
course aux changements et aux innovations. Aujourd’hui, 12,6% des
salariés sont dans un état de "surengagement", de
"pré-burn out". Le stress dans les entreprises en crise ou en
mutation ne fait pas partie des préoccupations des donneurs de
leçons.
Donner plus de moyens à l'État permettra-t'il de lui conserver son rôle de protection des citoyens et de garants des droits sociaux ? Les droits deviennent des privilèges
quand les exclus et les sans-droits deviennent majoritaires. Les
exclus sont les chômeurs et ceux qui sont ballottés dans
des emplois temporaires. Les sans-droits sont les indépendants.
Fin août 2015, le nombre de demandeurs d'emploi de
catégories A, B, C s'établit à 5 420 900 en
métropole. Si on y ajoute les catégories D et E, on
atteint 6 095 800. Les embauches en CDD se généralisent.
Le nombre de tâcherons, travailleurs indépendants ou
auto-entrepreneurs, explose. Il a augmenté de 26% entre 2006 et
2011. Il continue à augmenter, avec des revenus souvent
inférieurs au SMIC et des protections sociales floues. Aux
Etats-Unis, si les tendances se maintiennent, le nombre de travailleurs
indépendants pourrait dépasser le nombre de travailleurs
salariés dans quelques années. La lutte des classes ?
Quelles classes, quand la majorité d'entre nous n'a pas de statut stable ?
Croire que les crises seront résolues
par des solutions politiques influe sur la revendication bretonne
et sur toutes les revendications autonomistes en Europe. Le mythe de
l’État-providence conduit à surestimer les
institutions par rapport aux capacités de résilience et
d’auto-organisation de la société civile. Cette
surestimation occupe le paysage médiatique. D’un
côté les partisans des institutions centrales. En France,
c’est la nostalgie jacobine et la référence aux
valeurs républicaines. De l’autre côté, les
partisans des institutions "régionales". C’est la
référence à la Bretagne, à l’Ecosse
ou à la Catalogne. D'un côté ceux qui veulent
donner plus de moyens à l'État. De l'autre ceux qui
veulent donner plus de moyens aux institutions régionales.
Comme nous l’avons dit, tout cela occupe le
paysage médiatique. Mais la réalité profonde,
c’est l’augmentation du nombre des sans-droits et
l’auto-organisation de la société civile,
grâce notamment aux nouvelles technologies. Ceci oblige à
relativiser le pouvoir des institutions, l’importance des
élections, la sacralité des législations, la
durabilité de l’État-providence.
Finalement, le travail productif serait
peut-être, comme le disait le vieux barbu, la source de toute
richesse. La société évolue selon la façon
dont la production des biens et des services s'organise. Il est
important d'avoir des élus qui portent la revendication "Vivre,
décider et travailler en Bretagne". Mais, pour vivre et
décider en Bretagne, il faut d'abord que les Bretons
s'organisent pour y travailler.
JPLM

Mercuriale octobre 2015