Mercuriale avril 2015
Les
Bretons et la démocratie liquide
Les élections n'intéressent plus que
la moitié de la population. Le peuple, le fameux «peuple souverain»,
s'intéresse pourtant à la vie publique. Mais
veut-il encore être représenté ?
La question peut se poser autrement. Je dois
élire ceux qui me représentent. Pendant plusieurs
années, ils décident de tout et n'importe quoi en
mon nom : réforme territoriale, mariage pour tous, Notre
Dame des Landes, écotaxe. Pendant ce temps-là, je
dois les laisser parler à ma place parce qu'ils me
représentent. C'est donc ça, le jeu ?
Il fut un temps où la famine et la
misère rodaient aux portes de nos maisons. La supplique que
l'on adressait aux décideurs politiques était
simple : aidez-nous ! Cette aide dépendait de la
sensibilité des candidats. Je me rappelle encore de
députés du Finistère qui
étaient connus pour leur dévouement aux
populations locales et pour leur indifférence aux
étiquettes politiques, y compris la leur.
Nous avons aussi connu le clivage entre deux symboles, les
Etats-Unis et l'URSS. C'est la grande époque du Parti
Communiste. Le nazisme est venu en son temps brouiller les cartes,
ainsi que le gaullisme. Mais l'alternative entre gauche et droite s'est
maintenue. La gauche se reconnaissait par une complaisance, plus ou
moins roublarde, envers le régime soviétique. La
droite se reconnaissait par une complaisance, plus ou moins
intéressée, envers les Etats-Unis.
L'effondrement de l'URSS au cours des années 90 a
perturbé une alternative simple, que l'on croyait
universelle. La droite ne sait plus si elle est libérale ou
souverainiste. La gauche ne sait plus si sa
référence est le travailleur ou le fonctionnaire.
Les écologistes et le Front national ont
été forcés de se situer sur cette
belle ligne. Toutes les étiquettes doivent à tout
prix trouver une place entre l'extrême gauche et
l'extrême droite.
Il fut un temps où le choix entre droite et
gauche pouvait, grosso modo, être ramené
à la préférence entre la
liberté ou l'égalité. Beaucoup de
sujets politiques, aujourd'hui au premier plan, ne peuvent plus se
ramener à ce choix. Ainsi la réforme
territoriale, le traité transatlantique, le
multiculturalisme, la décentralisation, le mariage pour
tous. Comment élire la personne unique qui me
représentera sur tous ces sujets ? Impossible.
La «démocratie
liquide» est une façon originale
d'aborder la question de souveraineté du peuple. C'est un
mix entre la vieille démocratie représentative en
bout de course et la démocratie directe, qui se
réduit souvent à l'accumulation de
référendums ou de pétitions. Le
système de démocratie liquide a
été utilisé par le peuple islandais
lors de la faillite qu'il a connu à partir de 2008. Il est
utilisé par les partis pirates du Danemark et d'Allemagne.
Il s'inspire d'expériences plus anciennes, en particulier
celles des premiers soviets, avant leur mise sous tutelle par la
bureaucratie centralisatrice des bolcheviks.
Lorsqu'une question importante est posée, les
documents et les arguments sont mis à disposition de tous
les participants sur internet. Un délai est donné
pour trouver une réponse. Au départ, tout le
monde peut participer aux débats. Peu à peu, il
se dégage des contributeurs plus pertinents que les autres.
Vous pouvez alors leur donner votre voix. Eux-mêmes, lors de
la continuation du débat, peuvent se rapprocher d'un autre
contributeur et lui donner leur voix et les voix qui se sont
portés sur lui. Chacun peut à tout moment retirer
sa voix à son représentant et la donner
à un autre. A l'expiration du délai, il se
dégage à la fois une majorité et des
propositions minoritaires intéressantes. Il existe des
services internet, comme Liquidfeedback
qui permettent de faire fonctionner la démocratie liquide.
Ainsi, sur la réforme territoriale, le mariage
pour tous ou la décentralisation, vous n'êtes pas
le faire-valoir de celui pour qui vous aurez voté il y a
quelques années, pour une toute autre raison. En
démocratie liquide, vous choisissez pour chaque question
structurante le représentant qui vous convient.
Le mécanisme de démocratie liquide
freine aussi l'influence des lobbys. En effet, il n'y a plus de
décideurs permanents identifiés, mais seulement
des individus pertinents sur tel ou tel domaine. Les
compétences peuvent émerger du peuple
lui-même et non des partis.
La mise en place de la démocratie liquide
correspond à une lutte de classes. La classe politique, qui
tire sa légitimité et ses revenus du
mécanisme représentatif, ne peut accepter une
telle évolution. Ce ne sont pas seulement les partis de
gouvernement, UMP ou PS, qui sont concernés. Ce sont aussi
tous ceux, à droite ou à gauche, pour qui la
politique est un métier.
Dans le cadre de la
séparation des pouvoirs exécutif,
législatif et judiciaire, il faut remarquer que le
fonctionnement «liquide»
s'adapte plus facilement aux fonctions législatives qu'aux
autres fonctions. C'est dans ce cadre qu'il faut commencer
l'expérimentation. Un fonctionnement «liquide»
sera plus adapté et d'une meilleure qualité que
dans un système représentatif, dont les
résultats sont biaisés par les
intérêts des partis.
Une expérimentation bretonne peut surclasser la
production législative française. Celle-ci, en
effet, se cristallise en un magma de normes inquiétantes. Le
législateur se méfie du citoyen. Il cherche
à neutraliser ses mauvais penchants par un arsenal de
contraintes de plus en plus compliquées. Le citoyen, par
réaction, se méfie du législateur et
de tous ceux qui sont censés le représenter. La
démocratie représentative arrive ainsi en bout de
course. Aux Bretons d'expérimenter de nouvelles
procédures démocratiques, que ce soit dans
l'univers politique, dans les entreprises ou dans les associations.
JPLM

Mercuriale avril 2015