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Les droits que l’on revendique et ceux que l’on se donne ne
sont pas vraiment universels. Ils sont liés à notre culture et notre histoire.
On ne revendique pas ce que l’on ne connaît pas.
Avant de parler des droits de la Bretagne, parlons de
nous-mêmes. Que disons-nous quand nous disons "j’y ai droit" ?
J’ai été travailleur
immigré en Irlande et en Ecosse,
salarié d’une petite entreprise en Bretagne,
chômeur, travailleur indépendant,
chef d’entreprise. La seule fois où je me suis
préoccupé de mes droits, au sens
d’une garantie ou d’un statut, c’était quand
j’étais chômeur. Quand j’étais
travailleur immigré, je n’avais aucun statut. Quand
j’étais salarié, mon statut
était lié à mon intégration dans
l’entreprise et à mon utilité économique.
L’expérience m’a montré qu’un
travailleur indépendant ou un chef d’entreprise
n’a aucun statut ni aucune garantie. Il ne peut se
prévaloir d’aucun droit.
Les grands syndicats de
salariés défendent les droits de ceux qui ont encore un
boulot salarié protégé par des droits (les
veinards !). Les grands syndicats patronaux défendent les droits
de ceux qui ont un capital (les autres veinards !). Que défend
Breizh TPE, à la fois
association et syndicat de très petites entreprises
bretonnes ? Les TPE
créent de l’emploi local et animent les territoires. On
pourrait dire qu’ils
défendent, non pas un droit, mais un choix : celui de
"vivre,
décider et travailler au pays".
Les travailleurs indépendants sont des tâcherons. Leur
revenu est lié à la productivité de leur travail. Au XIXe siècle, au moment de la
révolution industrielle, un Allemand barbu a écrit une
oeuvre monumentale pour expliquer la
plus-value et l’accumulation du capital à partir du
surtravail des tâcherons. Aujourd’hui,
dans les grandes entreprises, les tâcherons ont
cédé la place à des travailleurs
mieux protégés, avec un salaire minimum, une limitation
du temps de travail, des congés payés.
Les indépendants ont-ils au
moins le droit à une protection sociale ? On peut en douter. Le
RSI, qui est leur sécurité sociale, entretient avec eux des rapports étranges. Un délai de
carence de 7 jours, des remboursements imprévisibles, des
calculs opaques sur le montant des retraites, des âges de
départ retardés, des dysfonctionnements permanents, tout
cela n’a rien à voir avec un droit.
Comme les artisans et tous ceux qui travaillent dans les TPE, les agriculteurs
sont, eux aussi, restés des tâcherons. Ils n’ont pas de salaire minimum, pas
de limitation du temps de travail, pas de congés payés. La dénomination de "productivistes" que leur donnent
les bobos révèle une dégradation de la critique sociale. C’est comme si on
traitait les ouvriers d’EDF de partisans du nucléaire, ceux de Vinci de
bétonneurs fous. C’est attribuer une solidarité fantasmée entre le travailleur
et le capital dont il dépend.
La critique anticapitaliste a montré
que les classes
laborieuses, et en première ligne les sans-droits, sont des
acteurs centraux du
changement social. Les exploités visent le pouvoir,
c’est-à-dire la
responsabilité sociale. La critique antiproductiviste fait des
classes moyennes
les acteurs centraux du maintien des droits acquis. Ce n'est plus la
responsabilité sociale qui est revendiquée, mais les
droits de l’homme,
les droits de l’environnement, le droit au confort.
Le passage de
l’anticapitalisme à l’antiproductivisme
révèle une évolution dans les
préoccupations
sociales. Elles s'élèvent dans la pyramide des besoins,
appelée aussi
"pyramide de Maslow".
La société française, dominée
culturellement par la petite bourgeoisie intellectuelle, ne
s’intéresse plus aux besoins inférieurs des
sans-droits : manger, se loger, protéger
sa famille, sortir de la précarité.
Ses besoins, à elle, sont supérieurs :
"l’appartenance", par l’adhésion aux valeurs
républicaines, ainsi que "l’estime",
de soi et de ses semblables, par l’adhésion aux valeurs
écologistes ou
humanitaires. La défense de la laïcité prime sur la lutte contre le chômage.
Ceux qui sont en bas de
la pyramide de Maslow sont aussi
en bas
de la pyramide de Kelsen, la pyramide des droits. Ils ne peuvent
influer sur
les principes supérieurs du droit, qui descendent vers eux et et
les écrasent sous forme de normes et
de contraintes administratives.
En discutant avec ceux qui ont
vécu toute leur vie
professionnelle dans les grandes entreprises ou dans le secteur public,
je
m’aperçois que les droits ont pour eux une importance
centrale. Si, en plus,
leurs parents étaient dans le même milieu, ils ont souvent
du mal à comprendre
le monde des agriculteurs, des travailleurs indépendants, de la
toute petite entreprise. Les
choses y sont mal codifiées, ou pas codifiées du tout. Les
solidarités y sont plus importantes que les droits. Le marin du
paquebot, dont les
gestes obéissent à des procédures, n’a rien
à voir avec l’équipier d’un
dériveur, dont les gestes obéissent à
d’autres contraintes vitales. Les uns
n’ont pas à donner aux autres des leçons de
navigation. Le syndicaliste d’un
service public n’a pas grand-chose à apporter au
salarié d’un artisan sur la
façon de défendre son bifteck, et vice-versa.
Considérer qu’ils doivent tous naviguer de la
même façon n’apporte
que des confusions et des catastrophes. Les uns s’appuient sur
des droits. Les
autres doivent s’appuyer sur autre chose, s’ils veulent
être efficaces.
Le dynamisme et
l’équilibre d’une société repose sur
une
cohabitation correcte entre ceux qui sont protégés par des
droits et ceux qui vivent dans l'incertitude, subie ou choisie. Une société sans droit est
une jungle. Mais une société sans risque serait une bureaucratie
paternaliste, une fin de l'histoire. Construire la Bretagne, c’est construire
l’articulation entre ceux
qui doivent être protégés par des droits et ceux
qui sortent du cadre, qui transgressent,
qui innovent, qui osent, qui entreprennent, qui font l’histoire
du pays.
Comment aborder les droits de la Bretagne ? Ceux qui,
par leur culture et leur histoire personnelle, accordent une grande importance aux
droits garantis par la législation, seront conduits vers la revendication de
droits institutionnels. Ces droits peuvent être en rivalité avec la législation
française centralisée : revendication d’un exécutif breton plus fort, d’une
assemblée législative, d’un appareil d’État. C’est ce que visent les
régionalistes, les autonomistes, les indépendantistes.
L’objectif peut aussi
d’être en accord avec une législation
internationale : droits culturels et linguistiques
sanctionnés par
l’Europe ou l’ONU, droit à l’identité,
droit à l’éducation, droit à
l’autonomie.
Remonter au plus haut dans la pyramide des droits pour changer les
conditions de vie de la base, c’est ce que vise l’ANH,
Association des Nations de l’Hexagone.
Les droits nationaux sont importants car ce sont des
marqueurs. Ils marquent notre existence collective aux yeux du monde. Ils
marquent aussi, à nos propres yeux, les progrès de notre belle aventure
politique et humaine.
Ceux qui, comme moi, ne vivent pas
dans l’ombre de droits
acquis, seront conduits vers des projets complémentaires.
Ce sera le
droit d’expérimenter, d’entreprendre,
d’innover, de créer hors des cadres
actuels. Je me demande d’ailleurs si on peut appeler cela des
droits. La
revendication, face à une société française
bloquée, pourrait s’exprimer ainsi : "Nous prenons
notre destin en main, sans attendre un accord officiel. Nous
avons des projets sociaux, culturels, économiques. Vous pourrez
nous surveiller,
vous pourrez nous demander des comptes. Nous assumerons nos
responsabilités. La
seule chose que nous vous demandons, c’est de dégager la
route".
JPLM

Mercuriale août 2015