La France est une société du spectacle dont le héros est
sartrien.
Jean-Paul Sartre nous a fait connaître Jean Genet, comédien et martyr. Le héros sartrien avait alors les traits d’un
sous-prolétaire pervers. Le philosophe nous assurait que son héros oblige, par
son jeu, les salauds à se démasquer. Jean Genet était homosexuel (c’est un
minimum !), pédophile (quel courage de l’avouer !), voleur et
délateur (la classe !).
L’ascenseur social a profité au héros sartrien.
Cinquante
ans plus tard, il a les traits d’un grand bourgeois, ministre de
la république.
Frédéric Mitterrand est le nouveau nom de Jean Genet.
Tout le monde doit le respecter et l'admirer, sous peine
d'encourir les foudres et le mépris des maîtres-penseurs.
La particularité du
héros sartrien est qu’il justifie ses actes
les plus répugnants par une explication morale, alors
qu’il existe des explications plus simples et bien plus
convaincantes. Il joue à mélanger les valeurs et leur
exact inverse. Par exemple, il revendique la fierté
d’exposer sa honte. Il veut
qu’on lui reconnaisse le courage de montrer sa veulerie.
Sartre y avait vu une dialectique
révolutionnaire. Il n’est
pas sûr que ça en soit une, mais il convient de
s’incliner devant le maître. J’ose seulement
dire que c’est là un exercice très subtil, qui ne
viendrait pas à l’esprit
naturellement ; à moins d’être philosophe
existentialiste, ministre de la culture ou avocat en cours
d’assises.
Jean-Paul Sartre est une icône de la gauche française ; celle-ci
ne peut que respecter une droite sartrienne. Frédéric
Mitterrand est à l’aise dans son rôle. Cela se voit.
Il en connaît les forces et les faiblesses. Il en connaît
le langage et les postures. Il sait que Barrabas s'en sortira toujours,
si on donne au spectateur le choix entre lui et Jésus.
Les seuls à avoir la
naïveté de jouer les Jésus sont des Bretons : A
droite Marine Le
Pen, à gauche Benoît Hamon. L’une accuse le ministre
de pédophilie. L’autre constate
l’attrait du même pour le tourisme sexuel. Les
ploucs ! Les calotins ou fils de calotins ! Les grains de sable !
La société française est issue d'une
révolution qui fut à la fois bourgeoise, dirigiste et
anticléricale. Une révolution bien française,
aucunement bretonne. Des dynasties de grands bourgeois
libre-penseurs et de hauts fonctionnaires républicains sont les
dépositaires légitimes des mythes et des valeurs de
1789. Le socialisme a annexé cette révolution par erreur,
et malgré les réticences de Karl Marx.
Depuis la fin
du parlement breton et de la bourgeoisie négrière de
Nantes, il est des mœurs
que nous autres, Bretons, ne côtoyons plus. Nous en sommes trop
éloignés, dans l'espace et dans le temps. Nous en sommes
restés aux pères de la démocratie, aux penseurs
d'avant 89. Montesquieu disait que le
régime démocratique était fondé sur la
vertu. Has been, le philosophe !…
Il faut croire
que cet archaïsme breton
colle à la peau de tous nos compatriotes. Même les plus
tricolores d'entre nous, ceux et celles qui nous bassinent de
démarches citoyennes et d'anticommunautarisme, restent
attachés à des valeurs antérieures aux vraies
valeurs républicaines. La classe politique
française n’a pas vu que l’éloge de la vertu était une spécialité, non pas
de l'extrême-droite, mais de politiciens bretons. Elle
en a offert le monopole au Front
National au lieu de l'offrir à la Bretagne. Barrabas a choisi
son Jésus. Je ne suis pas sûr que ce choix soit de bon
augure pour
l’avenir de la politique en France.
La vertu
naïve ne fait pas partie des valeurs de la République.
La finesse du mot d’esprit, l’élégance du
maintien, voilà les vraies valeurs françaises. Il y a
quelques années, Charles Pasqua avait dit : « les
promesses n’engagent que
ceux qui y croient ». C’était un crachat bien
ajusté au visage de la
démocratie. Toute la France avait applaudi. Jusqu’à nos jours, à droite comme à gauche, on se
répète le trait avec gourmandise, comme une marque d’intelligence. Wooh, so French !
La révolte, celle qui
précède les révolutions, est liée au
dégoût qu’inspirent les éléments les
plus pourris de la classe dominante. La
révolte a-t’elle encore un avenir en France ? La
société du spectacle sait la gérer
de façon bien plus sûre que les dictateurs
d’autrefois. De la vertu
naïve, elle
a fait à la fois une disgrâce dans le monde réel et
une qualité dans le monde de la
représentation. La révolte est aujourd'hui
écrasée sous l’imaginaire de la révolte. Cet
imaginaire prospère au théâtre, au cinéma et dans
les médias branchés.
Dans le même temps qu'on vénère des Che Guevara de papier et qu'on communie dans
l'antisarkozysme médiatisé, on s'incline devant les cyniques, les malins, les voltaires de lupanars. A Poitiers comme ailleurs, la violence des autonomes
étonne. Elle paraît incongrue. Ces barbares mal
dégrossis ne font pas partie du théâtre. Ils ne
sont pas inscrits pour la représentation. Ils ne
déclament pas, ils ne prennent même pas la peine de
justifier leurs actes. Ils ne font pas partie du monde de
Frédéric
Mitterrand.
Ils ne sont pas des héros sartriens. Ils ne sont ni ministres de
la culture, ni
subventionnés par ce même ministère pour mimer la
révolte. Ils n'ont pas peur de prendre des risques, mais
seraient trop sincères pour être de bons comédiens.
Toute la France se
moquerait de leurs maladresses verbales, de leurs rêves sociaux,
de leurs
idéaux archaïques. Alors ils en disent le moins possible.
On les comprend. Mieux vaut
susciter la peur que le mépris.
Aux turpitudes
de Frédéric Mitterrand, rajoutons les tricheries
électorales au PS, le procès
Clearstream, les ambitions de Jean Sarkozy, les ennuis judiciaires de
Jacques Chirac, les phrases assassines des uns ou des autres. La
société du spectacle
fonctionne à plein régime. Après les
situationnistes français, les militaires
américains ont disséqué ces
phénomènes. Ils en ont extrait le perception
management.
C’est l’art de sélectionner et de
hiérarchiser les
informations, vraies ou fausses, afin d’influer sur les
émotions, les
motivations et les raisonnements. Les sociologues-soldats yankees ont
étudié des phénomènes qu'ils nomment moral panic ou mass hysteria.
Ils en ont tiré quelques leçons intéressantes,
utilisables par les grandes forces politiques, économiques ou
médiatiques. Ils ont peaufiné le profil de ceux qu'ils
appellent les moral entrepreneurs. L’exagération des menaces (la menace Marine
Le Pen ou Olivier Besancenot, l’islamisme, la grippe H1N1, etc.) est un des outils les plus
classiques du perception management.
Faut-il
continuer à combattre les mythes français, qui sont
autant de briques d'un perception management visant à l'obéissance citoyenne ? Sans doute. Contreculture.org se maintiendra.
Faut-il
rejoindre les autonomes ? Ou faut-il attendre que le théâtre
s'écroule ? Dans sa quête d'autonomie, le "peuple patient
de Bretagne", comme disait Flaubert, a abandonné l'action
directe et adopté d'autres stratégies. J'espère
que c'est par lucidité patiente et non par couardise. Mais je
n'en suis pas sûr.
JPLM
Mercuriale novembre 2009