MERCURIALE DE NOVEMBRE 2009

            La France est une société du spectacle dont le héros est sartrien.
            Jean-Paul Sartre nous a fait connaître Jean Genet, comédien et martyr. Le héros sartrien avait alors les traits d’un sous-prolétaire pervers. Le philosophe nous assurait que son héros oblige, par son jeu, les salauds à se démasquer. Jean Genet était homosexuel (c’est un minimum !), pédophile (quel courage de l’avouer !), voleur et délateur (la classe !).

            L’ascenseur social a profité au héros sartrien. Cinquante ans plus tard, il a les traits d’un grand bourgeois, ministre de la république. Frédéric Mitterrand est le nouveau nom de Jean Genet. Tout le monde doit le respecter et l'admirer, sous peine d'encourir les foudres et le mépris des maîtres-penseurs.

            La particularité du héros sartrien est qu’il justifie ses actes les plus répugnants par une explication morale, alors qu’il existe des explications plus simples et bien plus convaincantes. Il joue à mélanger les valeurs et leur exact inverse. Par exemple, il revendique la fierté d’exposer sa honte. Il veut qu’on lui reconnaisse le courage de montrer sa veulerie.
            Sartre y avait vu une dialectique révolutionnaire. Il n’est pas sûr que ça en soit une, mais il convient de s’incliner devant le maître. J’ose seulement dire que c’est là un exercice très subtil, qui ne viendrait pas à l’esprit naturellement ; à moins d’être philosophe existentialiste, ministre de la culture ou avocat en cours d’assises.
            Jean-Paul Sartre est une icône de la gauche française ; celle-ci ne peut que respecter une droite sartrienne. Frédéric Mitterrand est à l’aise dans son rôle. Cela se voit. Il en connaît les forces et les faiblesses. Il en connaît le langage et les postures. Il sait que Barrabas s'en sortira toujours, si on donne au spectateur le choix entre lui et Jésus.
            Les seuls à avoir la naïveté de jouer les Jésus sont des Bretons : A droite Marine Le Pen, à gauche Benoît Hamon. L’une accuse le ministre de pédophilie. L’autre constate l’attrait du même pour le tourisme sexuel. Les ploucs ! Les calotins ou fils de calotins ! Les grains de sable ! La société française est issue d'une révolution qui fut à la fois bourgeoise, dirigiste et anticléricale. Une révolution bien française, aucunement bretonne. Des dynasties de grands bourgeois libre-penseurs et de hauts fonctionnaires républicains sont les dépositaires légitimes des mythes et des valeurs de 1789. Le socialisme a annexé cette révolution par erreur, et malgré les réticences de Karl Marx.

            Depuis la fin du parlement breton et de la bourgeoisie négrière de Nantes, il est des mœurs que nous autres, Bretons, ne côtoyons plus. Nous en sommes trop éloignés, dans l'espace et dans le temps. Nous en sommes restés aux pères de la démocratie, aux penseurs d'avant 89. Montesquieu disait que le régime démocratique était fondé sur la vertu. Has been, le philosophe !…

            Il faut croire que cet archaïsme breton colle à la peau de tous nos compatriotes. Même les plus tricolores d'entre nous, ceux et celles qui nous bassinent de démarches citoyennes et d'anticommunautarisme, restent attachés à des valeurs antérieures aux vraies valeurs républicaines.
La classe politique française n’a pas vu que l’éloge de la vertu était une spécialité, non pas de l'extrême-droite, mais de politiciens bretons. Elle en a offert le monopole au Front National au lieu de l'offrir à la Bretagne. Barrabas a choisi son Jésus. Je ne suis pas sûr que ce choix soit de bon augure pour l’avenir de la politique en France.
            La vertu naïve ne fait pas partie des valeurs de la République. La finesse du mot d’esprit, l’élégance du maintien, voilà les vraies valeurs françaises. Il y a quelques années, Charles Pasqua avait dit : « les promesses n’engagent que ceux qui y croient ». C’était un crachat bien ajusté au visage de la démocratie. Toute la France avait applaudi.
Jusqu’à nos jours, à droite comme à gauche, on se répète le trait avec gourmandise, comme une marque d’intelligence. Wooh, so French !
            La révolte, celle qui précède les révolutions, est liée au dégoût qu’inspirent les éléments les plus pourris de la classe dominante. La révolte a-t’elle encore un avenir en France ? La société du spectacle sait la gérer de façon bien plus sûre que les dictateurs d’autrefois. De la vertu naïve, elle a fait à la fois une disgrâce dans le monde réel et une qualité dans le monde de la représentation. La révolte est aujourd'hui écrasée sous l’imaginaire de la révolte. Cet imaginaire prospère au théâtre, au cinéma et dans les médias branchés.
            Dans le même temps qu'on vénère des Che Guevara de papier et qu'on communie dans l'antisarkozysme médiatisé, on s'incline devant les cyniques, les malins, les voltaires de lupanars. A Poitiers comme ailleurs, la violence des autonomes  étonne. Elle paraît incongrue. Ces barbares mal dégrossis ne font pas partie du théâtre. Ils ne sont pas inscrits pour la représentation. Ils ne déclament pas, ils ne prennent même pas la peine de justifier leurs actes. Ils ne font pas partie du monde de Frédéric Mitterrand. Ils ne sont pas des héros sartriens. Ils ne sont ni ministres de la culture, ni subventionnés par ce même ministère pour mimer la révolte. Ils n'ont pas peur de prendre des risques, mais seraient trop sincères pour être de bons comédiens. Toute la France se moquerait de leurs maladresses verbales, de leurs rêves sociaux, de leurs idéaux archaïques. Alors ils en disent le moins possible. On les comprend. Mieux vaut susciter la peur que le mépris.

            Aux turpitudes de Frédéric Mitterrand, rajoutons les tricheries électorales au PS, le procès Clearstream, les ambitions de Jean Sarkozy, les ennuis judiciaires de Jacques Chirac, les phrases assassines des uns ou des autres. La société du spectacle fonctionne à plein régime. Après les situationnistes français, les militaires américains ont disséqué ces phénomènes. Ils en ont extrait le perception management. C’est l’art de sélectionner et de hiérarchiser les informations, vraies ou fausses, afin d’influer sur les émotions, les motivations et les raisonnements. Les sociologues-soldats yankees ont étudié des phénomènes qu'ils nomment moral panic ou mass hysteria. Ils en ont tiré quelques leçons intéressantes, utilisables par les grandes forces politiques, économiques ou médiatiques. Ils ont peaufiné le profil de ceux qu'ils appellent les moral entrepreneurs. L’exagération des menaces (la menace Marine Le Pen ou Olivier Besancenot, l’islamisme, la grippe H1N1, etc.) est un des outils les plus classiques du perception management.

            Faut-il continuer à combattre les mythes français, qui sont autant de briques d'un perception management visant à l'obéissance citoyenne ? Sans doute. Contreculture.org se maintiendra.
            Faut-il rejoindre les autonomes ? Ou faut-il attendre que le théâtre s'écroule ? Dans sa quête d'autonomie, le "peuple patient de Bretagne", comme disait Flaubert, a abandonné l'action directe et adopté d'autres stratégies. J'espère que c'est par lucidité patiente et non par couardise. Mais je n'en suis pas sûr.
JPLM

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Mercuriale novembre 2009