Jouvet

LOUIS JOUVET  (1887-1951)

Acteur de cinéma, homme de théâtre

La subvention, pas la subversion


La tournée latino-américaine de Louis Jouvet et de son théâtre, l'Athénée, entre 1941 et 1945 est devenue dans l'histoire officielle un épisode glorieux du rayonnement de la culture française.
Jouvet est présenté comme un homme de théâtre patriote qui préféra l'exil à la compromission. Le refus de la censure aurait été la noble cause de son départ. Un biographe précise : "Pour ne pas travailler avec l'occupant".
Dès la libération, la presse construit l'image résistante de Louis Jouvet à partir de deux éléments : la mort supposée en camp de concentration de Charlotte Delbo, ancienne secrétaire de Jouvet jusqu'en 1941 ; et le témoignage d'un émissaire gaulliste en Amérique latine, Paul Rivet, selon lequel l'Athénée a fait un excellent travail de propagande culturelle pour la France Libre.
Lorsqu'il revient le 18 février 1945 à Paris, Jouvet est accueilli comme un héros. Il est reçu le 12 mars par le général de Gaulle qui le félicite alors pour " la remarquable et inégalable ambassade itinérante qu'avec sa troupe il fut pour la France, et l'image qu'il en donna".

Des travaux récents permettent de faire un sort à cette légende française. Voici les faits.

          Jouvet assume de juin 1940 à juin 1941 le contrôle des grands théâtres nationaux. A l'automne 1940, il joue L'Ecole des femmes dans son théâtre, l'Athénée. Puis la troupe sort  de Paris avec un laissez-passer allemand : elle quitte la zone occupée pour une tournée subventionnée en Suisse.

            Au retour, Jouvet organise des tournées en zone libre, puis en Espagne et au Portugal.
Jouvet_caisses        Pour la saison 1941, les théâtres de Rio, de Buenos Aires et de Montevideo proposent un engagement à l'Athénée .
       Dérogeant aux interdits législatifs concernant l'émigration, la troupe part de Lyon le 26 mai 1941 pour une tournée en Amérique latine.
       Ce n'est pas une marque d'insoumission ou de défiance envers le maréchal Pétain, bien au contraire. C'est une mission de propagande culturelle, officielle et subventionnée par les instances de Vichy.
        Les décors et les costumes remplissent trois wagons. Jouvet dispose, et il n'est pas le seul dans la troupe, d'un passeport "de service", permettant des dérogations.
        Les administrations des Affaires étrangères, de l'Intérieur, de l'Instruction publique et même le Commissariat aux questions juives sont tous prévenus de la mission. Celle-ci s'inscrit dans la continuité des tournées disposant du patronage gouvernemental, comme la Comédie Française en 1939 ou le Vieux-Colombier en 1940.
         Jusqu'en 1942, l'Athénée joue sous les auspices de Vichy, avec des affiches qui s'en réclament explicitement. Là où il se trouve, Jouvet  participe aux manifestations officielles auprès des représentants diplomatiques de Vichy. Il accepte le transport de matériel de propagande par certains acteurs. Il engage dans la troupe une bizarre " attachée de presse " étrangère au monde du théâtre, et qui gère les passeports.
          Le gouvernement du maréchal Pétain n'a pas lésiné. En 1941, la "mission Jouvet" absorbe 80 % du budget de l'Association française d'action artistique (Afaa) et presque autant l'année suivante, quand Jouvet décide, avec l'accord du gouvernement, de prolonger la tournée.

       Le seul projet d'envergure comparable, la tournée des Petits chanteurs à la croix de bois, est garanti par un financement direct sur les fonds propres du Chef de l'État. C'est en outre un projet financièrement beaucoup moins lourd car il n'y a ni décors, ni costumes à transporter. Les enfants ne voyagent pas en première classe, ils sont logés chez l'habitant et il n'est pas réellement question de salaire pour eux.
Parmi de nombreux documents, Cet entretien entre Jouvet et un journaliste, qui paraît dans le Figaro à la veille du départ de la troupe, est tout à fait explicite.

- Vous avez dû avoir bien du mal pour mettre au point cette tournée de par delà les mers ?
- Eh bien ! Imaginez les tracas d'une tournée ordinaire multipliés par cent. Et je suis optimiste !
- Et c'est naturellement une tournée officielle ?
- Naturellement. Autrement rien n'aurait été possible .
Jouvet_tournee
          Au Brésil, la troupe ne fait pas un geste contre l'instrumentalisation par le dictateur Getúlio Vargas. Celui-ci met en œuvre sa propre propagande autour de la troupe de l'Athénée, vue comme l'émissaire d'un régime qui a rompu avec la démocratie.
         Au Chili, pour au moins une partie des représentations, les représentants allemands sont présents, ce qui montre que Jouvet est un "bon français" de l'époque.


          Mais les meilleures choses ont une fin. A partir de l'automne 1942 Jouvet n'est plus subventionné par Vichy.

         Il décide de rester en Amérique Latine, mais ne rejoint pas pour autant la France libre. Il rend celle-ci responsable de l'échec de la saison 1942 en Argentine et en Uruguay. L'Amérique latine a suivi l'entrée des États-Unis dans la guerre, et Vichy n'y est pas bien vu.

          Cependant la vie d'un théâtre non subventionné est difficile, surtout  pour celui qui a toujours vécu des subsides publics. Au printemps de l'année 1943, en Colombie et au Venezuela particulièrement, les négociations aboutissent enfin. La France Libre sort de son boycott de Louis Jouvet et aide à l'organisation matérielle des saisons.
             La France Libre a pardonné à Jouvet mais pas le principal acteur de la cause alliée, les États-Unis, qui continue à se méfier de la mission Jouvet. Le gouvernement américain lui refuse le visa de transit pour se rendre au Canada. Le F.B.I. et le Département d'État font leur possible pour pourrir ses déplacements aériens et maritimes. En 1944, ils refusent indirectement de lui fournir de la pellicule.


          Ni la France Libre ni Jouvet ne sont des idéalistes. Jouvet ne sait vivre que de subventions ; faute de recevoir l'aide financière de Vichy, il lui faut trouver un autre donateur. La France Libre récupère à son profit une caution culturelle de premier plan. Tout le monde y trouve son compte.

          Ainsi passe l'histoire et se construisent les légendes françaises.


Quelques sources :http://chs.univ-paris1.fr/Collo/Rolland.pdf
Léo Lapara, Dix Ans avec Jouvet, Paris, France-Empire, 1975
Denis Rolland, " Le théâtre, la mémoire et l'historien, la troupe de Louis Jouvet entre Vichy et la France libre 1940-1945 ", Coups de théâtre, Paris, n°3, juin 1995
La construction d'une mémoire au lendemain de la guerre : Louis Jouvet et le théâtre de l'Athénée en Amérique latine 1941-1945 ", Matériaux pour l'histoire de notre temps (BDIC), 1-1996
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